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Notes de Luce Guilbaud

samedi 2 juillet 2016, par Cécile Guivarch

Le Héros malgré lui
Maria Carpi, Editions les Arêtes

L’Homme, ce héros malgré lui. L’Homme confronté aux douleurs et aux joies de sa vie. Ce qui fait le destin de chaque individu… Maria Carpi, poète brésilienne, utilise le langage du mythe, de l’énigme pour dire la simple et complexe aventure de la vie. Ses paroles ne disent pas le quotidien mais par illuminations d’une pensée nourrie de philosophie et surtout par la Bible, ses poèmes nous parlent de nos limites et de l’au-delà de celles-ci, des fondations d’une mémoire inconnue, des courants qui baignent le cœur et ses ardeurs.

C’est un livre d’Heures enluminé de rêves et de visions, une poésie d’images transfigurant le réel. L’Homme est ce héros éternel, celui qui voit, qui parle, qui souffre, qui espère. Il peut être l’arbre symbole de la nature confronté à sa perte, à sa fuite, à sa peur, ce corps qui « voyage de racines au feuillage », « du feuillage aux fruits ». Naître, « voyage pour arriver au corps »- « s’exposer à l’existence » chaque poème dit ce magnifique et douloureux « risque de vie » dans un langage inspiré d’une grande force dramatique. « Combien de résurrections/ peut supporter le corps » - nous sommes dans la Passion, ses différentes stations. Celui qui sait, qui voit c’est parce que « La substance des yeux (est) à l’intérieur ».

Dans de nombreuses allusions christiques, Maria Carpi nous dévoile notre propre individuation autant que le travail de notre inconscient : « La fulgurance de l’éclair nous fend » et nous rend accessible à la connaissance.
Elle dit ce que le corps sait du désir, de la tension entre réel et idéal, entre la « pesanteur et la grâce ». « Les mains sans le corps écrivent/ le corps de l’histoire et purifient son feu ».

Poésie difficile ? Peut-être ! Mais c’est surtout une poésie qui s’ouvre au lecteur dans le partage d’une commune expérience avec les contradictions, les humiliations, les chutes, la tension vers le haut (Giacometti et son Homme qui marche), le « déséquilibre de l’obscurité » (« Le déséquilibre me fait entrer dans l’écriture » confie-t-elle) et malgré la difficulté à dire « ce qui reste et jamais ne sera mot » - « Dieu/ tombant dans les escarpements du livre  » (elle aurait pu écrire le Livre), Maria Carpi nous touche intensément par ses visions poétiques.
Dans le dernier chapitre du livre : « Un rameau de joie », elle parle plus souvent à la première personne. Elle ramène à elle, à sa propre vie, les aventures du Héros. Toutes les identités mêlées aboutissent à sa propre intimité, comme elle avait pu s’approprier l’expérience de Jeanne d’Arc dans les « Flamme bleue » (aux mêmes éditions).

Le livre se termine sur la joie, la rédemption par la joie, ces moments qui illuminent notre vie, ce que la Bible nomme « dilatation du cœur » et même H. Michaux « Expansion à l’état pur ».

Vivre dit Maria Carpi, assumer notre destin, utiliser notre force de vie et notre lucidité pour donner du sens à l’ombre au seul risque que « Par l’insistance de l’ombre, le soleil éclate de son noyau ». Un magnifique recueil traduit du brésilien par Sandrine Pot avec la relecture de Helena Ferreira.


Quelque chose plutôt que rien.
Jean-Pierre Georges. Jamais mieux. Editions Tarabuste. 2016.

Jean-Pierre Georges, un héros ordinaire qui ne sait pas qu’il tient haut levé devant lui la lampe qui éclaire et ouvre notre chemin. Qui appartient à cette lignée, « à ceux qui pensent comme en 738 av. J.C  ». Il écrit, avec lucidité et amertume sur fond de rictus. « C’est vraiment tout petit un homme » mais quelle grandeur de le savoir ! Il s’analyse par ces notes qu’il affirmerait dérisoires si elles ne lui signalaient pas la courbe de son « taux d’être » et par là, le nôtre. C’est un observateur attentif, de lui-même et des autres. Il se regarde sans complaisance mais avec une certaine jubilation.

Jean-Pierre Georges « n’est pas l’homme de ses rêves  » mais il faut bien faire avec et il l’accepte avec un étonnement sans cesse renouvelé. Est-il écrivain ? Mais oui, puisqu’il écrit, puisque l’écriture fait partie de lui, même si c’est difficile, même si ses « mots, maintenant, quand ils voient une page blanche, ils se sauvent ». Serait-il « matérialiste lyrique puisque de longues plaintes ne cessent d’accompagner cette exténuante aspiration au bien-être » ? Cette lucidité serait bien décourageante puisque « l’état normal » pour chacun ne peut être que l’état de désespoir, « fort heureusement, il y a très peu de gens normaux » ! Cherche-t-il des raisons de se faire battre, d’être critiqué, celui qui cite Lichtenberg : « Celui qui peint une cible à la porte de son jardin recevra certainement des cailloux ».

Mais parmi toutes ces vérités sur l’homme qu’il est, son nihilisme, son désespoir récurrent, on devine l’homme sensible à la beauté du monde, « l’incurable » qui vibre au vert des lilas, au vol des mouettes sur la rivière, l’incurable, tout de tendresse pour la vie simple même si elle n’apporte pas de bonheur durable. L’incorrigible Jean-Pierre Georges sait qu’écrivant « avec de l’ordinaire » il nous donne toujours « quelque chose sortant de l’ordinaire  » pour notre plus grand plaisir de partager sa lucidité souriante.

« La vie n’est pas passée loin ! » Voudrait-il s’excuser d’être poète ? S’il ne manipule plus les mots comme il a pu le faire dans ses premiers recueils où déjà perçait cette dérision, il a maintenant le souci d’être vigilant pour ne pas se laisser emporter par un lyrisme facile. Il est toujours plus exigeant avec lui-même, avec nos pauvres manières d’être au monde, avec les doutes, et l’absolue conscience de notre finitude. Il cherche à dire l’exact centre de sa vérité qui rejoint celle de tous : la banalité de notre quotidien, nos détresses existentielles, ce qui est au cœur de toute philosophie, de toute poésie - mais sans enjoliver surtout ! Mais le poète est là, vraiment, dans cette interrogation : « parler oiseau n’est pas facile, mais que dire de parler ciel, nuage, de parler arbre et pierre et vent ? »

Il nous parle de vide, d’ennui mais comme le dit Georges Haldas qu’il cite : « A condition que l’expression qu’on en donne, elle, ne soit pas ennuyeuse ». « Qu’il n’arrive chaque jour autant rien est (pour lui) une source inépuisable d’inspiration ».
Jean-Pierre ne s’adresse à personne en particulier, c’est de lui qu’il parle, à lui, et pourtant chacun de nous se sent concerné, le sens (le non-sens) de la vie, l’ennui, la vacuité, la peur de la mort, la souffrance, les mille gestes qui remplissent le vide… Jean-Pierre Georges écrit ses petites notes pour accompagner notre volonté, notre exaspération à être.


Bois de peu de poids.
Romain Fustier . Editions Lanskine.

Petit bois pour nos feux de chaque jour, petit bois pour enflammer le quotidien, petit bois de réserve pour les soirées à réchauffer… On retrouve avec plaisir l’écriture de Romain Fustier qui livre ici des textes pour lesquels on pourrait presque parler de journal. On y suit le déroulement de la vie quotidienne où apparaissent la femme, l’enfant, le jardin, les saisons avec le ressenti et les émotions liés à ces pensées du jour.
Un ensemble bien ordonné, une mise en forme maîtrisée et décidée, les vers se suivant pour chacun des textes en un rythme précis : 1.2.3.4 – 1.2 – 1 - 1.2.3.4 – 1.2 – 1.

Romain invente sa forme ainsi que les phrases entre les slaches qui scandent la pensée, l’évocation de la vie recrée. Une syntaxe un peu chahutée suit les sauts de la pensée, ses connotations mais tout se lie dans une sorte de moelleux qui conduit la lecture avec simplicité comme dans une confidence amicale. Pas de ponctuation ni de majuscules, le texte se déroule comme pris dans la vie physique et mentale en cours. L’homme, la femme, passagers de leur vie, chez eux, dans les chambres de vacances, les voyages emportant avec les enfances les saisons d’autrefois, d’ailleurs…
Il n’hésite pas à utiliser les signes mathématiques : « tomate + basilic = été au jardin  »
Pas d’emphase ni de volonté factice de faire poésie mais des notes subtiles et légères qui disent souvent plus que les mots choisis : « les moineaux… qui picorent les miettes de nos congés » - « un brouillard à déchirer ».

Ces textes sont une magnifique évocation de l’amour charnel lié au jardin, à la nature :
« qu’il te semble entrer
avec elle dans la végétation cette nuit/
t’y enfoncer pour disparaître en elle »
« la mer& l’étang mêlant
leurs eaux comme mêlant nos peaux »

Ces petites touches pointillistes de tableaux créés par une vie que nous pouvons aisément partager sont d’une grande sensibilité, d’une sensualité qui embrasse les lieux et le temps, le quotidien et la pensée sur celui-ci.

Le livre évoque des moments où la nature est en fruits, en fleurs, des moments de plaisir et de vacances, le sous-titre été-automne et Partie1 annoncent un autre livre où les saisons seront peut-être plus graves. Il y a déjà les « lamentos de septembre arrivant » avec « une inquiétude/ une crainte taisant son nom »… Et avec la rentrée, le désir de la mer, son souvenir, « le soir est une remontée de rouleaux/ une odeur de mer dans les narines » qui aident à vivre l’automne, la mélancolie du mauvais temps qui s’annonce.
Et le recueil se ferme sur ces mots… « quand même/ pourtant  »…

Luce Guilbaud


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