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L’espère-lurette, chronique po&ique, par Jean Palomba (avril 2017)

dimanche 23 avril 2017, par Roselyne Sibille

Une barque pour Lesbos et autres poèmes / Nouri Al-Jarrah ; traduit de l’arabe par Aymen Hacen ; (Les Editions Moires ; collection Nyx, littératures arabes)

Parce que ces paroles entendues sur La Route inconnue - le magazine radiophonique de poésie vivante de Christophe Jubien : « (...) il demeure un incommensurable écart entre la compassion que peut exprimer un poète français bien installé somme toute dans un confort dont il ne prend peut-être plus la mesure et la douleur d’un poète syrien réfugié (...) », parce que donc ces mots résonnent fort à propos, il est question ici non pas de compatir mais de faire lire et entendre une voix syrienne saisissante... celle de Nouri Al-Jarrah, magiquement compréhensible grâce au philtre d’Aymen Hacen, son alchimiste traducteur.

Prière

Pas si vite mon Dieu
Ni à ce moment
Nous grandissons comme Tu le veux
Mais nos mains sont demeurées petites comme Tu les as créées
Elles ramènent des choses et repartent avec d’autres
Dans l’obscurité la plus longue
En éclair
Elles passent par l’eau

Pas si vite ni dans un éclair comme celui-là

Tablette grecque
(L’invocation de Sappho)

O Syriens qui souffrez, ô Syriens qui êtes beaux, ô
frères Syriens qui fuyez la mort, vous n’arrivez pas à bon
port à bord des barques mais naissez sur les plages avec
l’écume.
Vous êtes de la poussière d’or périssable, de la poussière
d’or liquéfiée, dépréciée, estompée.
D’abysse en abysse au creux de la mer des roumis, avec
l’étoile de mer et son frère le calamar errant, les vagues
vous envoient à la lumière de la Grande Ourse.

Comme les sirènes naissent les belles Syriennes, à la
lumière tremblante, et mettent à terre leurs pieds doux
blessés par les cailloux de Lesbos et son sable gris.
Descendez des fruits du Levant.
Aux pierres de la douleur.

Ces deux textes sont les premiers à lire dans cette grande série de poèmes intitulée Une barque pour Lesbos (Elégie pour la Grande Ourse). Un titre comme un trompe-l’œil suivi de voix en trompe-l’ouïe. Une barque, un contenant au contenu qui échappe. Cercueil flottant empli de corps mourants dont les âmes errantes traversent les embruns et les ténèbres méditerranéens. Un périple funèbre, destination glaçante jadis synonyme de soleils, de nectars à déguster environnés de marbres clairs au travers desquels passait le chant bleu de Sappho de Mytilène.

Une barque pour Lesbos est une élégie terrestre, marine et cosmogonique, écrite en une prière, huit tablettes et dix-sept voix.
Depuis la nue sous-marine vers les abysses du ciel, en un éclair, les Syriens connaissent le plus fatal des exils qui fait passer de vie à trépas. Le transport s’opère dans un rai de lumière où scintillent Syriennes-sirènes et Syriens-tritons – ou autres imaginables hippocampes immortels de la frêle barque versés vers le Grand Chariot céleste.
Dès l’abord du texte de Nouri Al-Jarrah, le peuple syrien sort d’une sainte écriture par l’œil crevé de la lettre – énuclée par deux tyrannies : l’inébranlable dynastique et la folle religieuse. Mais son histoire se poursuit. Malgré la mort, il se disperse, alphabet cosmique réordonné dans la lumière d’un ciel nocturne, à jamais lisible dans son humanité sublime, plusieurs fois millénaire.

Les dix-sept voix sont des adresses qui s’envolent et les tablettes brisées, les restes inscrits de leurs paroles mêlées peut-être à celle de la poète Sappho transmutée en déesse protectrice. Convocation – invocation de l’Orient immémorial et de la Grèce antique ; superposition et filigrane d’actualité, ces nouvelles écritures sain(t)es se gravent à la lecture dans l’iris de toute chair humaine.
Nouri Al-Jarrah vit à Londres – un symbole de résistance d’antan... Aymen Hacen, son traducteur, veut croire en la persistance du printemps dans sa Tunisie natale. Nouri Al-Jarrah comme Aymen Hacen sont des poètes engagés dans la lutte politique et l’action poétique et vice et versa, à l’instar des Hikmet, Elytis, Darwich ou Adonis.
En fin d’ouvrage, Une barque pour Lesbos et autres poèmes présente cet engagement qui est le leur dans un bel effort de concision bio-bibliographique. Ils sont deux beaux passeurs, comme l’évoque cette barque du titre ainsi que ce lien îlien figuré par Lesbos, île de passage entre Orient et Occident. Une barque mélancolique naviguant dans une mer de sang réenchantée dans la lumière de la Grande Ourse.
Pourtant, cette élégie n’est jamais exsangue. Elle est parcourue d’un élan brusque, une interpellation de la vie du côté de la mort pour que l’existence syrienne poursuive sa destinée luminescente. Nouri Al-Jarrah, dans sa geste contemporaine rappelle que la Syrie est le berceau de l’humanité. Malgré l’horreur, l’amnésie, le mépris, les replis, son verbe est clair : il n’y a pas de fatalité dictatoriale. Celle qui fut partie du grand territoire sacré nommé Shâm, a vécu bien des renaissances. Si ce deuxième millénaire après JC la ramène six siècles en arrière, à la terrifiante époque de Tamerlan, elle a cependant connu les plus grands fastes et bien des éblouissements. Alep, ville révoltée aux commerces florissants, Damas, oasis de lumières, ville des fleurs et des parfums. La rose et le jasmin. Que sont cinquante ans de dictature pour un pays qui a vu naître les deux monothéismes historiques, semble ironiquement chantonner la rêveuse élégie de Nouri ?... Syrie, « Aucun lieu de la terre ne rappelle mieux l’Eden », écrivait Lamartine, et d’évoquer Damas comme l’une des premières villes bâties par « les enfants des hommes ».

C’est tout cela que ravive le chœur diffusé depuis le cœur épique du grand poème de Nouri Al-Jarrah. Il atteste de l’histoire du monde lisible depuis son nadir jusqu’à son zénith, avec aller, retours et fluctuations éternelles. Un voyage bouleversant, du jour nocturne vers la nuit diurne, pour l’œil du lecteur expectant. Un voyage inaugural de cette nouvelle collection des Editions Moires au beau nom de Nyx, mère des Moires. Une collection dirigée par Aymen Hacen soi-même et dont le but est de faire connaître en France les voix contemporaines des poésie et littératures arabes.
Une collection qui s’ouvre sous le signe du souffle et des voix empruntant la barque de la poésie pour passer l’horizon et au-delà vers la voie lactée, briser le silence des tombes... parce qu’il n’est pas question de livrer le monde aux assassins.

Tablette grecque
(L’invocation de Sappho)
VIII

Syriens mortels, Syriens qui frémissez sur les côtes,
Syriens errants partout sur terre, ne vous remplissez pas
les poches de terre morte, abandonnez cette terre et ne
mourez pas. Mourez dans la métaphore, ne mourez pas
dans la réalité. Laissez la langue vous enterrer dans ses
épithètes, et ne mourez pas pour être mis en terre.
La terre n’a de mémoire que le silence. Naviguez partout et
gagnez le tumulte de vos âmes. Et derrière la tempête et
les dégâts, levez-vous dans toutes les langues, dans tous
les livres, dans toutes les causes et l’imagination, agitez-
vous dans chaque terre, levez-vous comme l’éclair dans
les arbres.

(Londres, été 2015 – hiver 2016)

Nota : Les autres poèmes dont la présence est indiquée à la suite d’Une barque pour Lesbos sont une réécriture de quelques-uns des mythes grecs à la lumière desquels l’actualité brûlante est déchiffrée.
Enfin, à paraître bientôt dans la collection Nyx deux nouvelles publications : Sous le pont d’Abdulrahman Khallouf, et Le désespoir de Noé de Nouri Al-Jarrah, également traduits par Aymen Hacen.

(Page établie avec la complicité de Roselyne Sibille)


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