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{Le chef-d’œuvre sur la tempe} | Guillaume Decourt

vendredi 17 mai 2013, par Cécile Guivarch

Guillaume Decourt ou Pour une poésie du saisissement [1]

Le titre de ce deuxième recueil de poèmes de Guillaume Decourt, Le chef-d’œuvre sur la tempe, est le sceau du danger de l’écriture. Le péril qui sauve est le « non » de Constantin Cavafis, mis en exergue : « Celui qui refuse ne regrette rien. Si on lui reposait la question, c’est non qu’il redirait. Et pourtant il l’accable, ce non – dans sa justesse – durant toute sa vie. »
Livre conçu en six parties. La première, « Tempérament égal », renvoie à la sagesse, doublée d’une non-acceptation de sa propre sagesse : « Tu voulais tendre / Vers toutes les voies / De l’existence en même temps / Jusqu’à ce que l’arc / Se brise » (n.s). Le poète est « le dormeur éveillé » : « Le sexe séraphique et les yeux émerillonnés / J’étais le dormeur éveillé ». Le frère du « dormeur du val ». Ce qui est un saisissement de la poésie elle-même, et aussi la possibilité de « se libérer de la poésie » par son écriture !
Plus fort que la sagesse est un faux immobilisme, qui correspondrait au panta rhei : « la permanence » du refus et « la fuite inutile des jours ». Ses « coups de l’épée dans l’eau » ne sont pas vains, au contraire : ils font couler l’eau, les rivières – et panta rhei prend tout ton sens grâce à ces gestes. Les « masques indigents de la pensée » demandent un « imaginaire de la pensée ». La qualité essentielle de la poésie decourtienne : pensée aux masques riches !
Les poèmes ont les vers centrés, même quand on a affaire au pantoum. Dans chacun on décèle la silhouette d’une clepsydre poly-morphique, enchaînement vertical de clepsydres différentes. Une chronologie nouvelle s’impose, des temps variables sont inventés, vécus et mesurés, au fur et à mesure de l’écriture, par les vers mêmes. Le poète dedans-dehors.
Les autres textes – des blocs en prose : la poésie autrement déployée. Ils sont des bornes, l’auteur même parle [2] de « bornes milliaires ». Sur elles les clepsydres peuvent se poser. « La musique » est aussi un bouchon, pour les oreilles d’un nouvel Ulysse, devant le danger d’une nouvelle sirène, la musique elle-même : « […] La musique me fait souffrir. […] Alors, certains jours à cordes distendues, je m’attable à la résonance et m’accorde en moi-même. »
Le chapitre « Maternelles » est une homélie permanente autour de la mère. Ici « La coutume », borne sur laquelle les autres poèmes se poseraient, est la peur : « J’ai peur de tout ». La liberté est question de contrainte aussi : « Maintenant que la bride est tenue / Et que mon envergure se délite. » (« Liberté », p.42) La liberté et l’esclavage vont de pair. Dans « Volubile » : marcher non pas sur les eaux, mais sur les canaux, qui, de surcroît, se trouvent dans un tondo. (p.52).
« Monochromes » – le rouge dans tous ses états : sexe, sang menstruel, cinabre, nacarat, coq en rut, joues rouges de honte, l’incarnat des lampadaires, loupiotes rouges, la « fissure amarante » d’une fille de l’Est. Les textes ici ne sont plus que des socles. Le temps est-il aboli pour autant ? Nous sommes au-delà de la musique même : « Comme on s’égare facilement dans les tons voisins, il jeta son trousseau de clés d’ut à la mer. » (« Sur la portée »). Dodécaphonie.
Lire ce recueil comme un roman. Le dernier « chapitre », « La femme d’Attique », comprenant explicitement des poèmes autour de l’amour, de la femme, de la sexualité, renforce l’idée qu’on pourrait mélanger tous les poèmes sans que le livre en pâtisse. Les chapitres-poèmes sont interchangeables, circulent dans des vases communicants, « à fonds percés ». Arnaud Talhouarn, dans sa préface, voit dans le livre : un chemin entre le « non » de Cavafis et le « Je t’aime » du dernier vers. Un n’exclut pas l’autre.

Sanda Voïca

sur Guillaume Decourt, « Le chef-d’œuvre sur la tempe », Editions Le Coudrier, 2013. Préface d’Arnaud Talhouarn ; illustrations de Cathy Garcia.


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Notes

[1Grégoire de Nysse : « Les concepts créent les idoles, le saisissement seul pressent quelque chose. »

[2Dans une dédicace.



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