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A livre ouvert par Isabelle Lévesque (avril 2017)

dimanche 23 avril 2017, par Roselyne Sibille

le dit du raturé ///// le dit du lézardé , Jacques Roman
Éditions Isabelle Sauvage, 2013 – 64 pages, 15 €

L’acte de raturer grave un choix qui fait de l’écarté une réserve, un coulé au sédiment précieux, une mémoire au fond de l’œil confiant.

Obliques.
Des barres séparent les deux syntagmes du titre qui correspondent aux sections du livre. Deux groupes nominaux parallèles et les barres, entre. Pour la rature, la lézarde, quelle fonction (quelle leçon) ? Didactique héritée de tradition médiévale : la rature produit-elle un fruit – l’écrit ?
Qui écrit connaît le lien complexe entre rature et littérature.
Michel Leiris a titré le premier volume de sa Règle du jeu : Biffures. Pour lui, la rature indique une bifurcation, l’abandon d’un chemin pour un autre. Et il est bien tentant de suivre les deux chemins à la fois…
Jacques Roman ne nous donne pas à lire un traité, il met l’écriture en action. Nous entrons dans le processus :

« J’avais tout d’abord écrit sur la page
blanche :

éloge de la rature

Puis après avoir biffé ces mots, j’avais
inscrit au-dessous :

de la rature à la littérature »

Plus loin, il souligne qu’on peut rayer d’un trait ou de deux, seconde démarche impliquant un rejet plus radical de ce qui fut écrit. Énergie délivrée en traçant ce double trait. On envisage alors des modulations : « je froissais la page et la jetais en boule » pour « soustraire à mes yeux la rature ». La rature, le raté, l’écarter. Première démarche : occulter ce qui est rayé, évacuer le papier froissé ensuite. Deuxième temps, pour le réhabiliter, s’efforcer de suivre une « thérapie ». Réécrire « au propre, selon le mot des adultes dans mon enfance ». Réécrire, même, une troisième version : comparer le « feuilleté de ratures », strates de textes, évocation d’un « beau et mystérieux saccage », comme si ces palimpsestes révélaient l’être, sa cohérence, les chemins pris et abandonnés. Acceptation d’un ordre impérieux que la rature met à jour, expérience de laboratoire où distinguer un « signe sismographique », lien entre l’avant et l’après de l’écriture. Faille ou pont (deux versants) : rayer, c’est écrire encore. Retrouver un mouvement, un « respir », une vie de l’écriture :
« C’est taillis, fouillis, où la plume à la main se fraye une piste. » Fourbis, ou Fibrilles, disait Michel Leiris.
Trace autant que terreau de la question de l’écriture, qui cherche, raye, reprend, veut « donner visage à un sens ». La rature n’élimine pas, elle envisage. Plusieurs fois, Jacques Roman la relie à l’expérience scolaire de l’enfant où elle pèse comme un manquement (pire qu’une faute en dictée), comme s’il fallait pour l’assumer comme déroulement fécond accepter, dépasser la culpabilité qu’elle pourrait engendrer.
Réhabilitation de la rature, au point de souhaiter qu’elle soit gravée sur le tombeau, rayant le nom, comme une grandeur. Ou sur la feuille, la perçant, la griffant, pour signer une lutte, « trou clair-obscur où celui qui écrit bouche pour ainsi dire la bouche qui pourrait donner voix ». Empêchement, reprise, couture. La rature révèle le « chantier » de l’écriture :
« Presque toutes les métaphores de la rature relèvent de la subsistance. »
Contradiction, elle mime la recherche à tâtons (Artaud dictant en tenant un « sabre imaginaire » qui tranche l’espace). Réécriture, elle mime la quête, ce qui trébuche en elle. Elle se développe en signes divers : traits, croix (« biffures, balafres »…) :
« Rature est l’un des petits noms du chaos. »
Devenue personnage de la réflexion de Jacques Roman (en acte, elle a ouvert le livre matérialisant l’hésitation sur le titre maintes fois ré-envisagé), elle agit. Sujet de verbes, entre deux oxymores, « coupe, couture, cisaille, reprise, raccommode », elle se taille
la part du lion.
Champ de la lutte, le corps. La rature est son geste, sa signature, son intime secret (inavouable). On étudiera les manuscrits où elle figure, après coup.
On peut lire les Lettres à Lou publiées en fac-similé pour découvrir sous les ratures la naissance des poèmes et y chercher le secret (non révélé) du texte modifié. Les éditions savantes des œuvres des grands écrivains publient en notes les variantes plus ou moins cachées sous les ratures… Le raturé(2), s’il est bien le rongé, n’est pas l’effacé(3).
Ainsi l’auteur nous raconte comment de « raturophobe » il est devenu « raturophile » et comment il a appris à lire ses ratures.

Symétriquement, le dit du lézardé, seconde section du livre, développe ce que recouvre la rature. « Crevasse », « sourire » de ce qui fut fermé par la civilisation qui élève des murs : la lézarde les fend. Analogie : la syntaxe bousculée d’une dérogation. La lézarde aussi est à lire.
« Elle montre le monstre qui de la ruine se nourrit. »
Or la lézarde se creuse, s’élargit. Son gouffre bouge, « c’est action » :
« Insoumise, imprévisible, de la création elle est le vœu naissant de la blessure. »
Elle n’attend pas d’être comblée.
Ainsi s’élabore ce livre. D’une rature, il fait sa foi. Ébranlée, vacillante, enrichie de sa lézarde active et témoin de sa recherche. Il ne se subordonne pas, ne cerne pas la rature en la captant. Il montre sa béance. Ratures et lézardes sont les traces ontologiques d’une beauté qui ne renie pas l’écorchure, la balafre enfin assumée. Poétiquement posée sans tenir. Bascule de sens autant que perspective esthétique, « signe unissant la blessure au blessé afin que la souffrance ne soit plus ce souffrir mais cette connaissance d’un advenir durant ». Lui sied le participe présent qui n’écarte pas la plaie de sa portée féconde, en devenir. Unité brisée par cette acceptation, « le chaos énonce son autorité ». Au fil des lignes du dit du raturé des italiques pour secouer le sens propre, comme fissuré par les emplois récurrents qui ôtent au verbe sa ligne de force. Même soulignement que la rature, autrement. L’enjeu se déplace sur la page, assurant fermement non une prise sur le sens mais une captation au fur et à mesure de la réflexion. Sur le fil du rasoir – où la lézarde progresse :
« Le mur des idées est une damnation, toile tendue sur laquelle le pouvoir brosse, de sa victoire, l’insulte. »
Insurrectionnelle atteinte au pouvoir, un fondement en cette fente nue qui avance comme celle du deuil où nous sommes « fracturés littéralement en notre être de métal et ça se dit brisé ».
Jacques Roman envisage ces béances, du glacier et ses crevasses à la toile craquelée. Et la personne frappée par la mort d’un être cher, elle aussi, divisée, frappée ou encore le fou, homme « fêlé » à la « réalité retroussée ». Chaque fois que l’unité perdue révèle une déchirure (transposition élargie de la rature). Où nous vivons, de la lézarde maternelle initiale jusqu’à celle du tombeau que nous ne verrons jamais…
Alors la réflexion diffractée jouxte le cauchemar ou le poème et ses éclats : phrases brèves, lignes coupées cinglant l’ombre des bords de la fêlure ou lézarde obsédante, « l’autorité du blanc » contestée sans « dénouement ».

Isabelle Lévesque

Voir aussi la lecture de Proférations de Jacques Roman, sur Terres de Femmes, par Isabelle Lévesque :
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2016/02/jacques-roman-prof%C3%A9rations-par-isabelle-l%C3%A9vesque.html


1 - Je pense à toi mon lou : Poèmes et lettres d’Apollinaire à Lou - Éditions Textuel, 2007.
2 - Article à lire, sur l’origine du mot rature et sur ses implications : Almuth Grésillon, « Raturer, rater, rayer, éradiquer, radier, irradier », Item [En ligne], Mis en ligne le 23 octobre 2006 - Disponible sur : http://www.item.ens.fr/index.php?id....
3- Dans le manuscrit autographe de l’adagio de sa Septième Symphonie (que l’on entend dans le Senso de Luchino Visconti), Anton Bruckner avait d’abord ajouté, sur une paperole collée sur la page (comme le faisait Marcel Proust), un coup de cymbales. Puis il changea d’avis et le biffa d’un « Non valable ». Mais la plupart des chefs choisissent de faire sonner les cymbales…


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