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Deux boum de Sabine Faulmeyer

dimanche 23 avril 2017, par Cécile Guivarch

L’heure blanche, Anne Collongues, Oliver Rolin, Le Bec en l’air

« Si je ne photographie des lieux où je ne fais que passer, mon regard est attiré par l’apparence – ce qui se donne d’emblée -, séduit par la beauté de ce qui est étranger, différent, nouveau. Il est aimanté par le caractère exotique de ce qu’il voit, fasciné comme le sont les enfants qui tendent les bras pour s’emparer de tel objet inconnu et coloré qu’on agite devant eux. L’appareil photo remplace la main et permet de capturer cet objet – le monde. Il y a quelque chose de naturel à vouloir attraper l’instant singulier et extraordinaire comme un petit papillon irisé voletant. L’attraper afin de le retenir, de le posséder. Bien sûr c’est une illusion, car toujours l’instant s’échappe comme le papillon. »

Il y a quelque chose qui m’émeut profondément chez Anne Collongues, c’est sa poésie du quotidien ou sa quotidienne poésie. La façon dont elle nous conte, regarde le monde autour d’elle, dont elle capture les paysages, les regards, nous les restituent avec un humanisme, une bienveillance, une écriture touchante, sensible, gracieuse. Ces instants qu’elle nous offre du bout de sa plume, de sa main, avec pudeur, sensibilité, grâce, comme une pellicule développée, une mise à nue, un écrin de douceurs.
Ses mots sont ce regard, ses émotions sont ce déclic. Et il nous suffit de nous plonger ou replonger dans Ce qui nous sépare dans ce sublime texte sur sa rencontre en milieu carcéral, pour comprendre que ce travail photographique est primordial chez elle, que le regard, la tendresse sur le quotidien, sur ce qu’on ne voit pas et surtout plus, est son fil conducteur, son prolongement artistique.

On retrouve ce même regard, cette même tendresse dans son dernier ouvrage l’heure blanche paru chez le Bec en L’air. Et là où nous l’avions découvert dans les mots, Anne Collongues est revenue à ses autres amours, la photographie, l’image, la vision première de ce que l’on voit, ressent, nous émeut. Et son regard est identique à son écriture : chaud, vrai, sincère, sans fioriture et enveloppant, poétique, pudique, humble.

« Très vite, j’ai réalisé que mes photographies de lieux visités, d’endroits entrevus qui m’avaient surprise ou éblouie en « spectatrice » ne pouvaient exister en tant qu’images. […] En photographiant, je n’essayais pas de saisir quelque chose de fugace mais plutôt de révéler une présence à partir de choses à priori insignifiantes, sans qualité apparente en dehors du fait d’être. […] Me fascine ce qui fait notre décor permanent, si familier qu’il nous est invisible alors pourtant qu’il conditionne nos vies. »

D’un quotidien banal, transparent, traditionnel, sans âme, sans beauté ou aspérité, elle nous capture, nous fait pencher sur ce qu’on ne voit plus, n’entend plus, ne ressent plus. La beauté du rien devient vie, entre entièrement dans notre vision, juste avant de disparaître par la mise en place d’un nuage, d’un bruit, d’une émotion qui nous entraîne au-delà de ce que nous voyons. Il y a une vraie magie dans ces instants proposés, une vie qui s’insinue sous les murs, le bitume, les murs ou les terres laissées à l’abandon.
Car c’est cela que nous donne à voir Anne Collongues, dans cette heure blanche du matin, entre 5 et 6 heures, dans ce créneau où la nuit s’appauvrie et laisse place aux premières lueurs du soleil, dans cette heure où la luminosité gagne du terrain, où la blancheur est rayonnante, aveuglante. C’est dans cette ville qu’elle connait pour y avoir vécu 3 ans, qu’elle nous emmène : Tel Aviv, la ville blanche, la bulle, la ville ouverte, la ville progressiste d’Israël. C’est dans ces friches, ces rues désertes, dans ces terrains vagues, ces plages délaissées par les touristes, les aficionados, ces endroits où personne ne va car il n’y a rien à voir, rien à contempler.

Et pourtant. Pourtant, c’est derrière ces abris de chantiers, ces palissades de non-droits, dans ces arrières cours, ces zones de non vies, ces lieux abandonnés, que la beauté de l’ordinaire, de ce que l’on ne voit plus, de ces instants où le sublime nous transporte, révèle sa nudité, sa splendeur s’offre. La blancheur du matin entre en osmose, en contraste avec ce que son regard capte : des palmiers qui semblent être pris de vertiges du haut de leur hauteur, la découverte d’un terrain laissé en friche derrière la brillance d’une tour d’argent, les ruines de baraquements aux pieds de grues laissant deviner de nouvelles constructions, ces avenues bordées d’autoroutes, d’immeubles verrues d’une ville innovante.

C’est ce contraste entre le réel et le sublime que nous offre par son regard Anne Collongues, cette vision poétique d’un monde perdu, des paysages conçus comme des tableaux d’un monde qui vit, s’éveille, nous éveille dans ce quotidien de l’instant que l’on ne voit plus. C’est ce chemin du regard, cette poésie du nu, du vrai, de doux. Brut, de front, en face à face, sans fioriture, l’émotion surgit. Et la force de l’image nous prend, nous effleure, nous voile de sa pudeur et transmet la beauté de ce qu’elle nous offre. Une autre façon de voir ce qui nous entoure, de ce que l’on voit dans son quotidien. La beauté ordinaire d’un monde ordinaire.

Les textes d’Olivier Rolin accompagnent magnifiquement son travail. L’écrivain nous emmène lui aussi à explorer l’image, à sublimer les choses, à entrer par les portes dérobées, à prendre les virages des chemins poussiéreux, à transmettre cette force de l’instant, à se laisser aller dans un terrain vague, à marcher dans ces heures matinales où la ville se dénude de ces soirées festives, où les volets sont encore fermés, la fraicheur présente et la blancheur immaculée. Tout comme Anne, Olivier Rolin reste humble devant l’instant, ce quotidien, cette vision du moment, les images données.

« Les photos d’Anne Collongues ne démontrent rien, mais il semble que ce soit la ville elle-même qui ne démontre rien. En cela elle peut-être attachante, modeste, je ne sais pas. Elle ne la ramène pas. On suppose, je pense, qu’Anne l’a aimée dans sa banalité, sa non-essentialité : car elle ne cherche pas non plus à sublimer les laideurs « Quelque chose de sa laideur participe à sa beauté », dit-elle. « C’est ainsi » de façon stoïcienne : voilà tout ce qu’elle cherche à établir, je crois.  »

Au-delà des clichés et mots cartes postales, il y a la vie, le quotidien, ce que révèlent les herbes folles, les palmiers rabougris et la douceur d’une ville qui semble abandonnée, fantôme d’un matin qui se lève. Quand les mains offrent les mots et les regards, l’heure blanche rend beau ce qui ne se voit pas.

Accompagnée d’Olivier Rolin, Anne Collongues nous offre un livre splendeur, un livre rare par les mots de l’écrivain qui a su voir au-delà de son regard, des images. L’émotion, la rencontre entre l’œil et la main, l’humilité, la douceur, la tendresse et la poésie du moment capturé comme une aile de papillon posé sur un voile coloré dans un terrain à l’abandon, comme cet homme qui s’élève, attend le moment et marche, comme une ville, la verticalité du matin où la blancheur gagne sur les premières lueurs d’un jour qui vient.

« Un jour la nuit n’existera plus et les étoiles seront une attraction payante qu’on viendra regarder en mangeant du pop-corn  » Anne Collongues (ce qui nous sépare, éd. Acte Sud)


D’un cœur léger, carnet retrouvé du Dormeur du Val, Loïc Demey, Cheyne

« Vincent, mon amour, nous avons toute la vie ! tu as murmuré lorsque je t’ai demandé en noces, au mois de juin dernier, tes joues rosées et ta bouche embrassant et respirant sa tendresse sur ma poitrine découverte.
Tout le temps, toute la vie. Peut-être, je ne sais pas. J’ai appris que le temps fige les impatients, aussi que la vie, parfois, échappe aux plus sages.
Tout le temps et toute la vie, je sais seulement que j’ai devant moi une muraille qui ne cesse de se dérober et toute une guerre à gravir avant d’imaginer te revoir »

Il y a des livres qui vous mettent à poil, vous déshabillent, vous laissent dans une joie, un désordre, une pulsion, un besoin vital de le lire, le relire, le sentir, être éperdument amoureuse de ces mots. On refuse de le poser sur les étagères tellement il devient un précieux, un de ceux qu’on aime avoir sur soi, en soi, un de ceux qui vous touchent au-delà de votre âme, votre cœur, qui vous frôle l’épiderme, le derme et vous remue le sang dans tous les sens.
Il y a des livres qui sont de purs joyaux, des petits écrins de mots, de sons, de sensations, d’émotions que l’on garde bien contre soi, en soi.

Et puis il y a des auteurs.

Loïc Demey qui, avec une première œuvre d’une originalité et d’une sensualité folle, m’avait complètement retournée, emballée, prise au dépourvu. Une maîtrise de l’écriture, une sonorité, quelque chose qui m’avez emportée, exportée au-delà de ce que je lisais. Un truc fou, dingue, incroyable que j’aime retrouver encore de temps à autres comme une nécessité, un besoin primaire de me replonger dans sa plume, de retrouver ses mots, cette mélodie, ce Je, tu, un accident ou d’amour. Du grand oui, du très grand Loïc Demey.

Et l’exercice devient alors périlleux. Périlleux de sortir une deuxième œuvre lorsque la première a laissé tant de souvenirs, d’émotions, d’émois. Périlleux, difficile. Et pour nous lecteurs, une grande impatience mêlée d’une grande fébrilité. Qu’allons-nous lire ? L’écriture sera-t-elle toujours à la hauteur ? Arriverons-nous à être autant emportés ? Est-il possible de pouvoir aimer une deuxième œuvre quand on sait que la poésie est un exercice compliqué ? Comment diable va-t-il pouvoir faire aussi fort, aussi beau, aussi incroyable que son premier écrit ?

C’est mal connaître Loïc Demey qui avait conçu un texte durant l’été 2016 pour le blog, petite merveille de poésie et d’exercice littéraire. Un sacré beau texte. C’est sans compter aussi sur son écriture, son éternelle recherche à surprendre, innover, rechercher, tenter et emporter le lecteur sur une autre voie, un autre chemin. C’est sans compter sur D’un cœur léger, Carnet retrouvé du Dormeur du Val, sur cette incroyable écriture, la narration, le style et l’histoire. Un somptueux deuxième titre, un somptueux roman sur l’une des plus grandes énigmes poétiques du 19ème siècle.

« En septembre 2014, suite au décès de Madame Adèle B., habitante de Montcléra, village situé dans le département du Lot, ses deux fils ont découvert un carnet dans une valise du grenier de la défunte. Après divers recoupements, il semblerait que ce cahier de petit format (13,5*19 cm) ait appartenu à Vincent B., devenu en octobre 1870 et sous la plume d’Arthur Rimbaud, le soldat aux « deux taches rouges au côté droit » du Dormeur du Val. »

C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Et Loïc Demey nous entraine dans les pas de Vincent, simple soldat envoyé au front, envoyé dans une guerre contre la Prusse, l’ennemi voisin numéro un. La fleur au bout de la baïonnette, l’uniforme rouge garance, il part en emportant dans sa besace celle qui lui a ravi son cœur, Alice. Il part heureux, enthousiaste, épris de combat, des boum-boum tac-tac qui palpite dans sa poitrine, des boum-boum et tac-tac qui crépiteront bientôt au bout des canons et fusils.

« Je t’aime et je suis gonflé du bonheur d’en découdre, bouffi d’un fiévreux désir d’affronter leurs troupes pour, au plus vite te retrouver, et t’aimer. Mon amour, je suis déjà en manque de toi et on ne sait même pas si ou quand la guerre commencera.
Oui, je suis ce vide de toi et je ressens encore l’effleurement de tes doigts de miel qui grignotent mes mains, mes joues, s’amusent de mes lèvres, et que je mordille chèrement et que j’embrasse. Mon amour, bel amour, les quais de Metz sifflotent un air de fête. Braillent des cris de foire. »

Et c’est avec cet élan, cette écriture, un romantisme digne du 19ème, de cet envie éprise de liberté et d’amour que nous emporte Loïc Demey. On suit les pas de Vincent, on s’enfonce dans les taillis, les buissons. On s’enfonce dans les champs boueux, suintant la sueur et le sang, on parcourt les villages où nulle âme n’ouvre sa porte. On crache la mort à plein poumon. On suffoque la peur, on trouille la rage. On se traine sur les routes grouillant de déserteurs, de troupes qui s’enfoncent sur les champs et tombent aux sons des canons et des ronces.
Et surtout on côtoie l’amour fou, l’amour vivant, l’amour rempli d’espoir, celui qui maintient en vie, fait relever la tête, empêche de commettre l’irréparable. On respire la terre, se lie d’amitié avec un bleu qui ne vivra que quelques jours, quelques jours d’un été 70, un été prussien, un été rouge, un été froid, gelé, pluvieux.

« Il n’est pas sage de regretter, d’offrir ses excuses, de se lamenter de faire ou d’avoir fait, de gémir à l’injustice, seulement dire, simplement raconter ce qui se vit en nous, ce qui s’édifie ou s’ébrèche et à chacun de nous de l’accepter ou d’y renoncer, voilà comment je me tords et me perds en ce qui et, en ce qui doit être et ce qui reste à venir ... »

Loïc Demey a consigné dans ce carnet retrouvé toute la folie des hommes pendant la guerre, tout ce qui cogne, traverse la poitrine et tout ce qui permet de rester en vie, de croire encore que quelqu’un attend quelque part, donne l’espoir d’un amour, de jours meilleurs. C’est mortellement beau, douloureux, vrai, à fleurs de peaux. C’est superbement écrit, d’une poésie incensée, de phrases que l’on note, qui nous envoute, nous transperce. On entre dans la tête, le cœur de celui qui deviendra le Dormeur du Val, celui qui côtoiera quelques temps le jeune Arthur Rimbaud, celui qui a tout jamais sera « un jeune soldat, bouche ouverte, tête nue, et la nuque baignant dans le frais cresson bleu. ».

Un mot sublime. Sublime, magnifique. Loïc Demey, à n’en pas douter, est décidément de la veine des grands écrivains en devenir. Et c’est incroyable à lire, à découvrir devant nos yeux le potentiel littéraire de cet auteur. Magistral. Époustouflant. J’ose et cela faisait longtemps… BOUM-BOUM,TAC-TAC. Un roman qui restera à côté de Je, tu, un accident ou d’amour, à portée de main, à proximité du cœur.

Du grand, du très grand Loïc Demey et cela n’est nullement exagéré.

« Ainsi se nourrit la guerre, des milliers sont morts et à la fin on ignore qui est le vainqueur. Et peut-être, à bien y réfléchir, que jamais homme, aucun régiment et nul peuple, depuis des siècles des siècles n’a jamais remporté une seule bataille. »

Sabine Faulmeyer


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