Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Muriel Denis

samedi 2 décembre 2023, par Cécile Guivarch

Extraits de Mortelle (à mi temps)

Dans un dialogue, on sort de sa tête ce qu’on a dans le crâne, et on attend que l’autre...

Qui ? hein ? quoi ? où ? Quel autre ? Moi ?

... que l’autre à l’intérieur de de soi prenne sa place, on attend que tout arrive, que l’autre assume le truc, et on se départirait du projet, on écrirait juste ça, des bribes, une sorte de prière d’insérer, de quatrième de couverture, de prologue, qui dirait qu’il faut les écouter ces voix, qu’il n’y a rien à ajouter, à part relire ce qui est écrit et continuer à rater.

 
 

Je suis malade
C’est ce que tu crois
Tu crois ?
Mais bien sûr
Ça me rassure. Mais quand même
Quand même quoi ?
Je suis malade
Tu m’énerves. Malade comment ?
Inquiète de la maladie qui rôde. De la puissance de la maladie. Je suis une malade en puissance.
Si on va par là, comme tout le monde en effet. Avec de telles inquiétudes, on n’est pas rendu
C’est bien ce que je dis
Quels symptômes ?
Des absences
Des absences ? c’est-à-dire ?
Je m’absente, je n’y suis plus pour personne, j’oublie, je rentre à l’intérieur
Ah quand même. Il est pris, le rendez-vous ?
Quel rendez-vous ?
Sais pas
Tu te moques. J’ai de vrais symptômes
Alors vas-y
Vas-y où ?
Je sais pas moi, à la radio par exemple
Pour quoi faire ?
Pour en avoir le cœur net, voir
Pour quoi faire ?
Ben pour te soigner si on voit un truc
A la radio on verra rien. Tu penses. Et puis trop peur
Trop peur de quoi ?
Que la réalité dépasse la fiction
Pfff, y’a rien à faire avec toi, c’est peine perdue. Tu ferais mieux de t’occuper de ceux qui ont vraiment mal, qui sont vraiment malades, ça te calmerait.
Je ne sais pas comment m’aider, alors je ne sais pas comment on aide quelqu’un qui a vraiment mal, qui est vraiment malade. A part de l’encourager à ouvrir les fenêtres
Ouvrir les fenêtres ?
Les fenêtres lambda, celles de l’âme
Pfff… surfait.
Tout essayer. Même les chemins de traverse. Changer si on ne vous entend pas
Et ça marche ?
De quoi ?
D’ouvrir les fenêtres ? les chemins de traverse ?
Ah mais moi je n’ouvre rien du tout hein. Je conseille d’ouvrir, mais je n’ouvre pas, nuance. Moi, j’aurai plutôt tendance à bien m’assurer que les volets sont hermétiquement clos. Je suis malade quoi
C’est ce que tu crois

 
 

Je suis inquiète
Comme d’habitude
Voilà
Inquiète de quoi cette fois-ci ?
Inquiète de ne pas y être
Être où ?
Là où je devrais, du bon côté
Quel côté ?
Celui où je ne suis pas
Tu dis toujours ça
ça quoi ?
ça, que tu n’y es pas, que tu dois trouver le bon
Tu m’énerves à faire exprès de ne pas comprendre
Tu commences à m’inquiéter

 
 

T’entends ?
T’entends ou pas ?
non. Quoi ? t’entends quoi ?
Des Babines, juste à côté
Des babines ? Des babines de quoi ?
Des Babines. Mais je sais pas de quoi. Ça m’inquiète
Si tu ne sais pas moi non plus. Je vais me coucher
Tu pourrais imaginer à qui elles sont les babines ?
J’aimerais plutôt dormir. Je me couche.
Tu imaginerais quoi si tu avais encore la force d’imaginer ?

Je pense que ce sont des babines qui vont me manger toute crue et cruellement

 
 

C’est peut-être grave
Oui, Sans doute
C’est peut-être la fin
Oui
Je vais mourir
Oui
Qu’est qu’on mange ?

 
 

C’est encore loin ?
Mais non, pas tellement
Oui mais c’est dangereux. Un pas de côté et on meurt
Oui mais on fait pas de pas de côté
On est quand même au bord du gouffre
Regarde devant
Il va falloir aller jusqu’au sommet ?
Bien sûr ! Pourquoi monter sinon ?
On pourrait monter juste encore un peu puis s’arrêter tranquillement, sortir le goûter, l’eau, de quoi lire, peindre… et redescendre
Oui on pourrait. Mais on monte au sommet.

 

Petit entretien avec Clara Regy

« Alors, comment cela se passe avec l’écriture ? »

« Quelle place puis-je trouver pour que cela résonne chez l’autre, je crois c’est ma question pour l’écriture ? »

Il y a l’autre à qui je tiens absolument à faire une place, et puis il y a un moment où c’est une urgence. J’infuse longtemps, j’écris peu, mais j’y pense en permanence. Et puis à un moment, à force de tourner, il y a une urgence et je trouve ce à quoi m’accrocher. Il y a une forme de nécessité. A ce moment-là le sujet s’impose en moi comme une marée haute, il me submerge. L’écriture, c’est mon château, il n’y a que moi qui peut faire en sorte de le reconstruire, tous les jours je sais qu’il y a la marée basse où on ne voit rien venir, où on est dans le flou, dans le découragement, dans le à quoi bon, et tous les jours il y a la beauté et la fougue de la marée haute et qui va tout emporter, certes, mais qui m’aura donnée toute son énergie, et là le travail commence je vais y penser, à reconstruire. Il faut recommencer à ouvrir un œil dans la bataille, comme Lowry au-dessous du volcan, puisque mes sujets, je crois, émergent de l’enfance, du couple, de la famille, des lointains et des proches, et surtout, surtout de l’écriture elle-même. Ce qui m’intéresse avant toute chose, c’est ce que peut l’écriture. Ce que l’écriture permet de vivre, et ce que vivre fait naître dans l’écriture, exactement comme l’intensité de ce que vit un enfant lorsqu’il est devant l’océan et qu’il construit son château ou son bateau devant la mer : il sait que cela va disparaître mais il le fait quand même, pour l’intensité de ce moment-là. Je m’attache au quotidien, et je ne le lâche plus, je n’ai que lui, il est immense. Pas besoin de grand voyage. Ce proverbe africain « Décris ton village et tu décriras le monde » me convient bien.

elle est la reine de son château
croulant de sable mouillé
il fait chaud
le sable glisse entre les doigts
elle regarde grandir son château
elle est petite
c’est le château de sable qui s’effondre entre ses mains
le château qu’elle a construit
flotte coule s’écoule s’écroule entre ses mains
tout disparaît avec la grande marée

« Dire » l’importance de ne pas faire de distinguo entre poésie, récit, lettres, fragments, réel, imaginaire... « le jaillissement de l’étincelle » ?

Être deux ou les bandes magiques participent de ce désir d’assumer des formes différentes dans le même objet livre. J’aime vadrouiller sur votre site, et je découvre Antoine Mouton qui dit mieux que moi ce que permet d’accepter d’aller d’un genre à l’autre et qui rend hommage aux « multiples de l’existence », à l’écriture en mouvement. J’aime sa phrase
« qu’’est-ce qu’ils voient de nouveau, les textes qui n’ont rien à voir ? »

On se nourrit de tout, des livres qu’on lit mais aussi des choses qu’on vit, qu’on voit, qu’on entend tous les jours. Il s’agit de trouver comment faire jaillir une étincelle, et cette étincelle, c’est l’émotion. J’ai définitivement abandonné l’idée d’écrire à heures fixes, j’écris fragmentée, j’écris sur un bout de table entre épluchage des carottes et machine à étendre, avec la joie pure d’un instant et la tristesse brute d’un autre.
J’aime les poèmes pour cette raison. On va là où ça bouillonne. Et on essaie de donner à l’autre ce qui nous a touché en lui faisant confiance pour attraper ce qu’il a à attraper.

J’aime marcher et nager. Là où je vis je marche beaucoup seule dans la montagne. C’est la même sensation que nager : c’est un miracle, un moment où tout est possible, réalisé, encore à venir. La nage offre une forme d’immortalité, de fièvre, de désir de vivre immense. Comme l’écriture.

Quels mots (3) associez-vous à la poésie ?

la voix, l’espace, le temps

Muriel Denis a vécu jusqu’à ses 26 ans à Paris. Puis elle est partie en montagne vivre avec l’homme qu’elle a rencontré dans un train. Lorsque cela fera 26 ans qu’elle y vit, elle aimerait aller vivre à la mer 26 ans également en emmenant son montagnard, et y nager tous les jours au petit matin comme le poète François de Cornière. Après, on verra. Sa vie c’est lire et écrire. quelques extraits de ses textes dans Décharge, La Porte, Le frau, et Être Deux ou les bandes magiques aux éditions L’Atelier contemporain. Des poèmes ont été publiés dans les revues Cairn, Cabaret et Folazil. c’est le moment est édité par les éditions Gros Textes en décembre 2023.


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