Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Corinne Laurent

mercredi 30 décembre 2015, par Cécile Guivarch

Le bout du monde

Je suis debout au bord du vide.
Ici, le ciel prend tout le regard, disais-tu.

J’ouvre mes bras.
Je soulève mes épaules et puis, je les abaisse.
Je me dresse sur la pointe des pieds.
Je m’arrache à la terre.
Mon cœur part en vrille.

Mes bras sont sémaphores.
Peut-être, me fais-tu signe de l’autre côté du monde ?

Ici, la terre est le socle du ciel.
Les jaunes, les verts, les bruns posent immobiles, tracés au cordeau.
Les blancs, les gris se déclinent à l’infini qui dérive.
Où est le bout du monde ?

Je grimpe aux arbres comme Max, ton chat.
Tu verrais ça…
Lui est si vieux, le corps fourbu.
Parfois, il s’approche de moi et il feule.
Il croit que je suis toi.
Ça surprend Maman aussi parfois.
Alors, sa voix est dure et elle me blesse.

Le ciel est peut-être trop grand.
Il me faut l’apprendre.

Un signe du ciel

Des oiseaux sont tombés, pétrifiés.
C’est une chute de grêlons duveteux, rouges et noirs.
Les cadavres sont si fragiles dans le nid de leurs mains.
Ils ont gardé la légèreté de leur vol suspendu.

Son père dit : « C’est un mauvais signe du ciel. »

L’enfant pense : « Qu‘ai-je fait pour que les oiseaux meurent autour de moi ? »

Tous les matins, il écoute le ciel.
Il l’épie.
Il entend voler un trille.
Il surprend un envol.

Il les appelle quand le silence est trop grand.

Il se demande comment sera le monde quand ils auront disparu.
Le mot « oiseau » s’effacera de toutes les langues.

Comment vivront les hommes sur des terres si désolées ?

Là-bas

Là-bas, les ocres, les oranges, les rouges des terres où chante la langue de ma mère.
Là-bas, les bleus, les verts, les gris des mers où percute le ciel.

Ici, la pierre grise lapide l’horizon.
L’eau huileuse est prise dans le ciment des canaux.
Des oiseaux noirs criblent le ciel.
Ma langue est muette.

J’ai salué mon père.
J’ai embrassé ma mère.
Mon corps garde en creux l’empreinte de leurs corps serrés contre moi.
Si fort.
Mes yeux sont devenus des puits.

Dans ma poche, un galet lisse la peau mes doigts.
Il pèse dans ma paume.
Il polit ma ligne de vie.


Entretien avec Clara Regy

Tout d’abord, quelques questions sur ton écriture

Sais-tu précisément quand tu as commencé à écrire ? Était-ce à un moment particulier de ta vie ?

Quand j’ai appris à écrire les M, j’ai dessiné des serpents de mer.
Ils ont laissé des traces dans mon écriture.
Depuis, j’écris.

Quelle place occupe l’écriture dans ton quotidien ?

L’écriture est toujours là, à l’affût.

As-tu des petits rituels ? Des lieux, des moments précis... voire des objets indispensables ?

Je dois pouvoir descendre au fond de moi en un lieu très précis qui est au-delà de ma pensée. Je m’y ancre et j’attrape les mots.
Je les fixe sur du papier en bleu ou en noir.

Si tu devais définir la « poésie » en trois mots quels seraient-ils ?

La poésie est un processus de métamorphose du réel.
Il crée un court-circuit.
Ça fait des étincelles.
Elles illuminent l’intérieur de l’être qui les perçoit.

Quels sont les auteurs – de poésie ou pas – qui te semblent nécessaires ?

Adolescente, j’ai lu « Le journal de l’analogiste  » de Suzanne Lilar.
Cela a été une découverte fondatrice.
Le livre a cette phrase de Novalis en exergue : « La poésie est le réel absolu. Ceci est le noyau de ma philosophie. Plus une chose est poétique, plus elle est réelle ».
Suzanne Lilar déplie cela de façon magnifique.
La poésie m’éclaire.
Je viens de lire « Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe » de Déborah Heissler.
C’est mon dernier éblouissement.

Dans ton travail la nature est largement évoquée, – ce me semble – pourrais-tu expliquer pourquoi ?

Je cherche ce que voit celle ou celui qui vit là, à l’intérieur de moi.
Comment sont les couleurs de son ciel et de sa terre ?
Comment tremble son reflet dans l’eau ?
Je leur trouve des temps de silence.


Corinne Laurent

J’habite une maison au bord de la Meuse, à Jambes en Belgique.
Ciel et eau échangent leurs couleurs.
C’est semblable et différent, chaque jour et chaque nuit.

Il y a longtemps que je suis née dans un pays d’Afrique.
C’est un écho qui résonne dans ma mémoire.

J’ai grandi en m’appuyant sur des livres.
Cela m’a bien éduquée, je crois.

J’aime les arts qui courent dans les rues et ceux qui se pendent entre les murs.

Je travaille dans mon atelier « Du vent dans les arbres » où je traque des traces.

Je vais aussi chaque jour dans un autre lieu appelé « Y a pas de laids arts ».
J’y rencontre des enfants et des adolescents autistes et psychotiques.
Les uns ont une position radicale par rapport à la langue.
Les autres se coltinent aux mots.
Cela retourne le monde.


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