Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Frédérique de Carvalho

mercredi 14 janvier 2015, par Roselyne Sibille

Extraits de déménager l’enfance

le père est tombé l’autre soir
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l’agonie des longs jours à demander pourquoi et comment et si c’est le moment de laisser s’en aller
la maison
le jardin
les tilleuls mal taillés et
la brouette verte les dernières roses d’octobre
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la vie entière avec sur le bureau le papier à lettres quelques photos des
bribes de l’histoire et
le châle replié au dossier du fauteuil
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une série de cravates pendouille à la porte de l’armoire
il faut choisir celle qu’ira dessous la terre on
décide une soie grise
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on a des gestes qu’on ne sait pas
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on va et on rapporte dans la maison une valise vide
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ça creuse le dedans
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des images se mélangent et
des phrases se chevauchent
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on est ici et maintenant et tellement vers
l’arrière
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on a les yeux qui piquent et
les larmes qui viennent ne
portent pas de nom
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le glas sonne au village comme dans les enfances on
courait pour savoir qui donc était
mourir

aujourd’hui c’est le père toute course
inutile
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on écoute
simplement
dans le suspens le
gros bourdon de fond
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on est enseveli des tous derniers présents
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le tiède parcheminé des mains qui battent les silences

le regard qui traverse le mur de la chambre

des paroles comme des sursauts on s’en va disait-il on s’en va
viens

les retombées dans une sorte de sommeil plus
ou moins agité plus ou moins
englouti

les soupirs les apnées la soif inassouvie aussi
longtemps
la main dans la main comme on l’aura fait dans l’enfance mais
on s’en rappelle plus
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on recolle bout à bout des bouts qui collent pas
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on a dit à l’oreille tout ce
qu’on pouvait dire
on voit bien que c’est peu mais
on n’a rien dit d’autre
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c’est comme une évidence cette chose mystérieuse que
d’être là où on est
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on peut dire miracle si pas trop peur du mot dans
le filet des signes
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on est là comme d’autres sont ailleurs et qu’ils embarqueraient vers
la fuite en avant tandis qu’on fuit
dedans
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on plonge dans l’étang entre barque et roseaux
on a six ans à peine et le père a détaché la bouée puisqu’on sait
nager

et cette odeur de vase d’où remontent bulle à bulle les
trous d’air d’enfance
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une grande vacance
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on se raccroche à quoi qui ne
coulerait pas

/
une mère de livres
le fil du rasoir une grange un
pommier quelques poules jadis un
carnet des bambous au jardin les oiseaux dans
le soir les pierres trouées une mère de livres dans l’été la
titube
une
/

on se raccroche à quoi qui n’a
jamais coulé
/
une
/
à quoi
__
__
une grande vacance et puis
la nuit
tombée
__


Mini-entretien avec Roselyne Sibille

D’où vient l’écriture pour toi ?
l’écriture me vient d’où la parole manque, - non que la parole serait manquante, absente, mais que la parole manque, « rate » ce qui serait, peut-être, à dire , en tout cas, ce qui cherche à se dire et qui bout au dedans en cherchant une issue, une sortie, une forme. l’écriture tente de dire dans ce trou là. ce n’est pas forcément du côté du terrible ou de la souffrance, c’est tout aussi bien du côté de la joie et de son coup d’aile, son fragile, tout aussi bien du côté du peu, du presque rien d’où nous vient le vivre, d’où s’enfuit le vivre. et puis, aussi, à l’origine (j’avais une dizaine d’années au premier carnet) l’écriture fut comme un geste de survie, proche du cri et de son expression inarticulable, maintenant c’est juste un geste du vivre, un geste de création, une histoire de langue, de rythme, de mise au monde.

Comment travailles-tu tes écrits ?
jusqu’à présent, j’écrivais d’abord au carnet. j’aime autant le mot « carnet » que l’objet carnet, j’aime son possible, son inachevé, son intermittence, des bribes, des bouts, ce qui tient dans la poche. puis je réécris à l’ordinateur et comme avec la voix haute, avec l’espace aussi / je suis débarrassée de ce qu’il y aurait à dire et qui gît au carnet comme une matière brute, il demeure à travailler le rythme, la langue – ce qui fera texte ou poème, ce qui tiendra en dehors de toute histoire particulière pour devenir le texte de l’autre.
maintenant, et grâce à Michel Foissier (Propos2éditions) qui a bien voulu éditer mon premier livre « tardif », je me rends compte que le carnet est plus structuré, que j’écris dans un projet, presque déjà dans un ensemble à venir que je pressens et vers quoi je tends. d’emblée le rythme, la langue, d’emblée quelque chose du côté de la forme et, (je constate) c’est le fond qui surgit…
ici, c’est étrange, c’est « l’inverse » qui s’est produit / j’ai d’abord écrit mes réponses à ce questionnaire directement à l’écran et au clavier et puis, le lendemain, ce besoin irrépressible de revenir au carnet, de revenir à la main – et c’est fondamental (pour moi). ici, maintenant, c’est donc au carnet que je réécris. en fait donc, je ne travaille pas « mes » écrits, c’est l’écrit qui « me » travaille. et ce n’est bien sûr, pas, un jeu, de mots.

Quelle part occupe la poésie pour toi au quotidien ?
la poésie au quotidien, c’est une pile de livres sur la table de chevet, sur la table du bureau, sur la table du salon, dans mon sac à dos… je lis beaucoup, plusieurs heures par jour ou par nuit et la poésie est une part importante de mes lectures. à la différence des autres lectures (principalement des essais dont je prends note et qui nourrissent mon travail et ma recherche), je relis beaucoup. le poème invite à une relecture infinie et jamais le même poème vient se lire…

Que t’apporte l’écriture ?
la solitude, la recherche, l’éclaircissement, le silence, le désir, l’espace et le temps, l’ouverture, la claire voyance, le jeu, l’écriture, la vie l’apaisement, la joie, le souffle,
- une cabane en forêt.

Quel auteur est fondateur pour toi ?
quel auteur, au singulier ? ça se complique… « il » est plusieurs.
chronologiquement et pêle-mêle, à 13 ans, le choc s’appelle Duras, Rimbaud, Ferré, Supervielle.
à 17 ans, Artaud, Michaux, Duras encore, Yourcenar,
aujourd’hui, tous cohabitent avec Thierry Metz, Antoine Emaz, André du Bouchet, Jacques Dupin, Danielle Collobert, James Sacré, Henri Maldiney, Pierre Michon, Michèle Desbordes - et … la tête tourne à penser à qui j’oublie et qui pourtant, fonderait, a fondé… fonde.

Quelle est ou quelle serait la bibliothèque idéale pour toi ?
ce serait une bibliothèque d’expérience-s,
expérience de langue, de rythme et de souffle, la poésie
expérience de la pensée, la philosophie
expérience de sagesse, la spiritualité
expérience de vie, la littérature
expérience de reliance et d’appartenance, la nature
expérience de création, l’art
et, les traces du cheminement ; journaux, bribes, esquisses, tentatives.
aussi dire qu’il n’y aurait pas de frontière entre les champs, tout traverserait.

Quels sont les trois mots que tu associerais le plus volontiers à celui de « poésie » ?
langue
rythme
être


Bio-bibliographie

Frédérique de Carvalho vit et travaille dans les Alpes de Haute Provence.
Après avoir été éducatrice justice et enseignante spécialisée, elle se consacre depuis plus de quinze ans au partage de l’expérience d’écriture par le biais d’ateliers d’écriture, de stages de création littéraire et de stages de marche-écriture qu’elle anime au sein de l’association Terres d’encre qu’elle a co-créée en 1998.
Elle a également co-créé en 2000 une rencontre d’écritures annuelle autour de la poésie contemporaine et de l’art nommée Les Petits Toits du Monde en hommage aux Himalayas et à l’esprit nomade.
En parallèle elle forme des animateurs d’ateliers d’écriture « tous publics » et pour publics « spécifiques », notamment dans le cadre de la psychiatrie.
Elle a publié quelques poèmes dans les revues Dans la lune, Neige d’août, Triages et La canopée.
Elle a publié, dans la collection Le vent refuse, un livre d’artiste : livre avec peintures et collages, conçu et fabriqué par la plasticienne, écrivain, éditrice Jacqueline Merville en accompagnement de son poème Julien.
Et elle a publié son premier recueil de poèmes, journal du (cheminement parmi) chez Propos2éditions en avril 2014. www.propos2editions.com

Sinon,
elle aime les montagnes, les forêts, les océans,
la solitude comme le partage,
lire écrire, écrire lire,
marcher.

(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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