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Roland Cornthwaite

mercredi 30 avril 2014, par Cécile Guivarch

Extraits de Je serai cette balle

II – L’homme dort

Dans sa chambre, l’homme dort,
Il dort inquiet du matin,
Café dans les sourires tristes,
Le quotidien, le refrain,
La ritournelle du loyer, des impayés.
O-S, on dit O-S,
C’est ça : l’os,
Le dur, l’ossature,
Et l’os, ce qui reste
Quand la chair a disparue.
Son travail, c’est l’os,
C’est lui qui tient.
Il faut l’os, le dur,
Sur quoi l’on puisse compter.

Il tient la cadence,
Il est consciencieux,
Il est minutieux,
Il aime bien faire,
Il a peur de déplaire.

Il vit loin, il vit de fabriquer les balles,
Il vit avec sa-femme-ses-enfants,
Il écoute le discours, le dit-court, le penser insistant,
Insistant de la négation de l’autre,
L’autre, le bouc émissaire, émissaire des peurs,
Bureau des pleurs.

Bouc ou agneau ?

 ?
III – Je marche

Breakfast :
Je décide du cours du blé,
Coffee :
Je décide des réserves de café,
Jam :
Je décide du prix du sucre,

Je marche,
Je suis déjà prêt,
Je combats,
Chaque jour la lutte,
A la nanoseconde,
Je sers la machine,
Le-grand-machin-chose, le-truc-qui-dévide-la-bobine-des-comptes-du-monde.

Sur le clic,
La phalange est trop lente,
Je crains la faute, l’erreur,
La panne biologique.

Par moi,
Des fluides financiers parcourent les continents,
Par moi,
Leurs déplacements enlacent la terre,
Saupoudrent mes comptes,
Offshores.

Je gagne ce que la poudre vaut,

La poudre, le sang des Nations,

La pointe de la pensée.

 ?
IV – Faut pas qu’on oublie

J’ouvre la radio,
Tous les matins,
Devant mon café,
La voix me parle,
Résume l’actualité,
Filtre le quotidien,

Compte les chômeurs,
Compte les clandestins,
Compte les déficits,
Compte les conflits,
Compte les catastrophes,
Compte les morts,

Je perds ma tête dans tous ces comptes,
Je ne sais plus quel sens il y a,
Je pense qu’il n’y a pas de sens,
Ma tête est beaucoup trop petite pour tout cela,
Ca bloque,
Mon cerveau refuse,
Je me tais,
Je vais travailler,

Je noie mon visage dans la tasse,
Je vois noir, café noir, là, sous mes yeux,

Je vais travailler,
Les copains, la cigarette, l’apéro,
J’y pense pas,
Reflexe naturel,
Naturels,
Les soucis, le quotidien,
La poubelle-à-sortir,
Les-enfants-l’école, le quotidien,
Le weekend,
Le-chariot-du-supermarché,
Faire-le-plein, le quotidien,

 ?

Souvent j’oublie,
La ritournelle,
La mauvaise chanson du matin,

Mais elle revient, la voix,
Elle répète,
Elle insiste,
Recompte et ajoute,
Chaque jour,
Insiste, insiste,
Insiste,

FAUT PAS QU’ON OUBLIE

Elle rappelle à la machine,
Au grand-machin-chose,
Au truc-qui-dévide-la-bobine-des-comptes-du-monde.

Ce qui est donné pour ce qui doit,
La pointe de la pensée.

V – Je suis assis

Vingt-cinquième étage,
J’ai un beau bureau,
Vue sur le fleuve,

Je suis assis sur mon cul,
Je suis assis sur mon fauteuil,
Je suis assis sur mon chien,
Je suis assis sur ma secrétaire,
Je suis assis sur ma femme,
Je suis assis sur ma famille,
Je suis assis sur mes voisins,
Je suis assis sur la ville,

Je suis un dominant,
La race supérieure,
Ils l’ont dit,
Struggle for life,
A nous le monde,
Il faut des hommes forts,
La compétition aiguise les sens,

Il faut,
Il faut se battre,
Il faut lutter,
Il faut convaincre,
Il faut vaincre,
Il faut,
Ils le disent,
Ils me l’ont dit,

Ce qui est donné pour ce qui doit,
La certitude des nations,

La pointe de la pensée.


Mini entretien avec Clara Régy

D’où vient l’écriture pour toi ?

« L’important, c’est le titre. Et ensuite, la première phrase. A partir de là, tout s’ensuit. Je sais à peu près où je veux aller, mais beaucoup d’aventures surgissent en chemin. » Philippe Sollers

Il pourrait bien y avoir plusieurs réponses à ta question ! Une par ensemble de textes, peut-être. J’ai souvent « urgence à écrire ».
Je prendrai un exemple. : « Je serais cette balle » dont des extraits sont publiés sur Terre à Ciel (et dans Traction-Brabant N°54 pour le texte « Je serais cette balle »).
Ce petit recueil de huit textes est né d’une conjonction de lectures et d’événements.
Écrire me semble être une forme de responsabilité face au monde qui m’entoure, et ses grandes failles de souffrances. J’avais donc lu un petit opuscule des éditions « La fabrique » : « Toi aussi tu as des armes », avant j’avais découvert Christophe Manon au travers du livre « l’éternité ». A cela s’ajoute le petit cercle de lecture organisée par Eric Simon dans un café de Nantes « La Rotonde », où j’entendais des textes « engagés ». J’avais envie d’écrire un texte qui parle des « gens », du dépassement, de notre dépossession face au monde. J’étais dans une sorte d’impasse ne pouvant pas continuer à parler de la nature et de la Loire, confronté à une colère interne, agissant comme un feu, mais sans issue.
Chaque chapitre de « l’éternité » commence par cette phrase : « Je suis le corps d’un soldat mort. » Nous sommes en été 2012, l’armée française est intervenue au Mali et la radio annonce le premier soldat français mort. Tout cela se malaxe dans ma tête jusqu’à ce que sorte cette phrase (comme en écho à celle de Christophe Manon) : « Je serais cette balle ». De là les textes s’enchaînent, jusqu’au blanc... Plus rien ne vient, la crainte de rentrer dans une redite stérile, rien n’avance... Comment aller plus loin ou comment finir cet ensemble ?
Nous sommes fin septembre, un matin, j’apprends le décès d’un ami- et ex-amant – donc très proche. Le soir même je reprends le texte avec cet homme, dépassé, qui regarde ses chaussures. Les émotions qui me traversent, imprègnent cette fiction pour aboutir au constat final : « C’est coincé », parlant autant de ma situation personnelle que du texte. Je le relis et comprends qu’il est le dernier de cet ensemble.

Comment travailles-tu tes écrits ?

Il reste alors le travail de rabotage, de polissage, l’épreuve de l’oralité – mon écriture est assez proche de l’oral (le « gueuloir » de Faubert ?). Le sujet que je poursuis ne cesse de m’alimenter en phrases, en mots, en idées à développer : l’écriture arrive comme un débordement. Il est rare que je marche ou regarde quelque chose sans chercher les mots qui s’y rapportent, et les phrases qu’il pourrait en « sortir ». Cette deuxième étape est lente, incertaine, douteuse, avec le regret de devoir (s’) effacer. Il me faut atteindre un certain état du texte, à partir duquel, ressassements et macérations, des solutions émergent. Parfois le texte reste sans issue, parfois un point de dépassement le rend impropre, sali de trop de manipulations. Il « dort », son incomplétude me poursuit. « Petits vélos » qui tournent dans ma tête...

Quelle part occupe la poésie pour toi au quotidien ?

Une nécessité quotidienne, pouvoir chaque jour lire-écrire, découvrir des textes, explorer le « continent-poésie », approcher des « familles », comprendre ce qui les unit, ce qui les sépare, une respiration, un espace de liberté... Et ... tous les mots qui viennent se poser sur ce que voient mes yeux ... Et ...

Elle m’envahit parfois à ne plus bien savoir vivre et cependant, elle m’aide à vivre .

Quelle est ta bibliothèque idéale ?

Celle que je me construis, un espace ouvert, à toutes les influences, un « cabinet de curiosités » entre littérature, poésie et connaissance,

les textes qui résistent à une première lecture, dont les mots interrogent, textes longs en bouche, ceux qui questionnent la langue dans sa matière,

tous les livres dont j’aurai besoin demain, tous ceux que je n’ai pas encore lus et dont certains ne sont pas encore écrits, ...

Il y a des thés, des ragas et des poésies pour différentes heures du jour et de la nuit.

Quels sont les 3 mots que tu associerais le plus volontiers à celui de « poésie » ?

Liberté, langue, embrasser


Roland Cornthwaite, né en 1954 à Annecy, vit à Nantes depuis 1980.
Auditeur assidu de lectures de poésie, il s’interroge sur ce qui la constitue aujourd’hui, dans ces multiples regards, dans la foule des langages et dans son obstination. Il a publié des extraits d’un carnet de Loire et de « Mémoire portuaire » sur la revue internet Terre à ciel et deux textes dans le N° 54 de la revue Traction Brabant, ainsi que des présentations d’auteurs dans la revue « Gare Maritime » de la Maison de la Poésie de Nantes. D’autres poèmes sont à venir chez Traction-Brabant et Verso.
Il lit régulièrement ses textes dans des lectures publiques, étant plus particulièrement intéressé par les rapports que la communication directe entretient avec les auditeurs.


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2 Messages

  • Roland Cornthwaite Le 16 janvier 2017 à 10:43, par Serge Prioul

    Content de te lire enfin, Roland. Et merci de m’avoir fait découvrir ce site. Je suis tellement ignorant, au fond de ma campagne, que j’en ai parfois honte. T’embrasse.

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  • Roland Cornthwaite Le 25 juin 2017 à 07:38, par ZAPAQUILDA

    La poésie doit elle étre lue devant un public ou peut elle se passer de public ? Sa spectacularité, sa mise en scéne, me dérange. Le poete n´est pas, ne doit pas étre un acteur, me semble t il. Excuse le manque d´accents, mon ordinateur ne les a pas.

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