Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Bonnes feuilles > Chroniques de Bruno Normand

Chroniques de Bruno Normand

samedi 19 juillet 2014, par Valérie Canat de Chizy

La découverte de l’œil / Ion Pop / Éditions MEET - 2005

Ce recueil est la tentative d’un impossible équilibre entre la bibliothèque et le monde / […] Ion Pop est un homme de cabinet, un lettré serein et élégant, écrit Patrick Delville, l’actuel directeur de la MEET, dans la préface de La découverte de l’œil , et encore :  / […] que le monde en question est une ville de province de Transylvanie, celle de Cluj-Napoca, une ville tranquille avec des inventeurs, des théâtres, des parcs, l’atmosphère est celle de l’ancienne Europe Centrale.

De sa table de travail, Ion Pop observe, retient surtout des jours qui passent, et des œuvres d’art, des peintures, des musiques, qui l’accompagnent, qu’elles seules peut-être survivent et cela bien après les corps qui les ont fait naitre. Il s’interroge. Et l’écriture ? Le rôle de l’écriture, le sens profond de son écriture, sa place dans tout cela, le rôle de son corps, il s’interroge, se confesse à l’herbe, se mire là dans une pomme ? / Ses pépins pareils à deux oreilles / avec l’ouïe ronde, grandie sous la peau verte / qui écoutent la pluie et le vent / et le temps. / Qu’y aurait-il dans l’esprit de la pomme ? […] elle nous pense, peut-être avec un grand orgueil / ou ce 22 décembre 1989, dans une cervelle d’homme / restée entière, sur le bord du trottoir, / dans une place de la Liberté. / […] Entre quelques cierges. / Comme un autel en décomposition […] . La gravité souvent, comme dans ce poème Ici et maintenant et dans d’autres, pourtant une tentation de parvenir à plus de légèreté. Il revisite ainsi des scènes, des souvenirs, rapporte des bribes de conversations, d’événements. L’écriture n’aurait-elle aucun réel pouvoir si ce n’est celui-là peut-être de questionner, de forer et les chairs et les heures, d’apprendre à coïncider avec chaque séquence d’une présence en jeu, même inquiète.

Heureusement Ion Pop peut s’offrir aussi, je le disais, de s’accorder à une fleur de sureau, à son parfum, à son silence. Le temps ainsi est plus facile à regarder, il brûle, soit, mais en beauté, entre écorce et fleur, il sève, sauve ainsi.

Son écriture semble codée, comme si Ion Pop avait à se méfier encore d’un régime qui n’est pourtant plus là pour surveiller les êtres dans leur désir d’être… Derrière l’atmosphère tranquille, le travail même des universitaires peine à dissimuler la fausseté des heures et des jours. Rêve-t-il d’une vie vraie, il écrit : […] que le dictionnaire explose et encore : Et que la pierre que tu écris / soit la pierre sur laquelle tu t’assoies.

Se rendre, se restituer au monde, lui en son savoir, avec ses doutes il semble, oui, porter ce vœu et d’autres lui ressemblant.

Heureusement, Entre deux Idées Majeures, il arrose quelques iris : […] une tête de pivoine rouge, entre deux idées majeures, leur parle, les en conjure : restez au moins jusqu’à demain.

Ion Pop se prévient : Attention, Ion Pop, prends garde, / ce qui t’arrive maintenant n’est que la préparation, / que l’attente polie du Maitre. / Nombre de choses te quittent, tombant sous un ciseau invisible […]. Il s’offre à la gouge d’un Brancusi invisible, au burin de phrases qui paraissent lui être soufflées.

La page 54 est troublante : En allant vers la librairie, pour / un rendez-vous avec deux poètes importants, […], il a trébuché : […] comme si les mains / s’étaient retirées tout à coup, je ne sais où,[…]les pierres m’ont giflé comme si j’étais un vaurien, / en me laissant plein de sang / sur le lieu des faits littéraires / j’ai quand même parlé de la poésie sans âge / et de la conciliation symbolique entre les générations alors que je sentais les rayons de la librairie / s’engouffrer lentement dans la terre / devenir des strates géologiques, et voilà que commençait le mélange des voix, / le Bourdonnement, le Gazouillement, la Grande / Communion[ …], alors que sur ses joues, les traces de pierres brûlaient encore, que du menton […] dégoulinait encore quelque noire goutte, il continua de parler, inspiré, de l’intertextualité, […], s’interrogeant toujours : Mais, Seigneur pourquoi les pierres m’auront-elles-giflé ? / Seigneur, mon Dieu, pourquoi, pourquoi / les terribles pierres m’ont-elles giflé ?

Aurait-il saisi quelque chose de lui, écrivain, qui mériterait de voir dans une simple chute, une gifle, un sens ?

Il s’est frotté à la vie, Ion Pop, s’est écorché à la vie. Probablement Ion Pop a rencontré vraiment l’œuvre de Soutine, d’un Ionesco, s’est rencontré probablement, Ion Pop, a entendu aboyer la chair. Nous sommes sans doute quelques-uns dans ce cas. Aussi invoque-t-il Mozart ou Bach afin qu’il livre bataille, livre amour, livre beauté aux cellules, aux atomes, aux corps.

Dans le poème Opus Magnum, cet auteur termine par un clin d’œil, dans une forme d’acceptation, une vie retrouvée :

[..] Ah, / le divin mouvement / à l’intérieur / du suprême équilibre !

Seulement, la dispersion viendra plus tard / comme une détente, /
comme une subtile analyse du Texte, légèrement / déconstructiviste, /
comme une belle, tendre enfance retrouvée, / après tant de contraintes et d’obstacles, /
du grand, de l’unique Sens. / En même temps que les abeilles, que les larves de hannetons,
/ que les papillons, que l’herbe, / que les fourmis.

Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre / Paul de Brancion / Éditions Lanskine - 2013 // Temps mort / Paul de Brancion / Editions Lanskine - 2010

Il est préférable de connaître un minimum la vigne si l’on veut nourrir par l’imaginaire certains vins et les apprécier dans ce qu’ils sont au plus profond. En fonction du terrain, on le dit, certaines racines (radicelles) peuvent s’étendre sur des dizaines de mètres et transmettre aux grappes, le goût, la nature des sols traversés. Pour certains auteurs et pour certains livres, la même approche semble s’appliquer. Paul de Brancion voyage loin à la rencontre des peuples, des blessures, tente d’approcher, de comprendre par le corps, par l’expérience du corps au contact des autres, de l’autre – souvent l’inexplicable. Dans son dernier livre, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre, il traite du massacre, sous Pol-Pot, de plus de deux millions d’êtres en vie, d’êtres en chemin. Il n’ignore rien de la pudeur nécessaire à une population encore sous le choc, aussi il se présente à elle pour un temps, simple contour, silence, présence touchée et bienveillante. Et bien qu’il connaisse aussi les limites du langage, il risque tout de même des mots, les siens, mêle sa propre histoire, solidaire. Il offre une amorce de mémoire possible à ceux qui pourraient être tentés d’y renoncer tant le traumatisme vécu semble avoir arraché jusqu’au substrat, une partie de leur identité, de leur culture, du Temps en eux.
Les sourires qu’il croise, révèlent en creux pour un temps encore, l’indispensable oubli, la mémoire manquante d’une partie de la population décimée par les siens. Parfois il entre en résonance avec la douleur enfouie de ce peuple, la fait sienne, il est à même de la comprendre : Pas aimé / attendu l’heure / du repentir pardon / du geste caressé / toujours pas venu.

Dans son précédent livre  Temps mort Paul de Brancion nous le rappelle aussi, cela, que derrière la sophistication de nos sociétés actuelles, derrière ce qu’on appelle le progrès, peut toujours se dissimuler une barbarie qui couve et masque les dérives de nos démocraties, sans qu’on s’en aperçoive toujours, pris dans notre quotidien, nos habitudes.
Ce livre commence par une définition précise du temps : 5 x 104 Hz, c’est la fréquence de base de l’horloge d’une fontaine atomique au rubidium. Une transparence telle qu’elle n’offre désormais aucun refuge, nulle part sur la planète : le pire est arrivé, […] la guerre se porte à merveille, les corps ne sont plus là, mis à distance par le truchement des oiseaux nocturnes et des écrans […], continue-t-il.
On meurt là, et loin ailleurs on donne la mort depuis son fauteuil ergonomique, son écran relié aux satellites, on se croit légitime, on croit posséder le temps, l’espace. La loi n’est pas celle du plus vaste, du plus humble, elle est encore et toujours celle du plus fort, du plus puissant. Un temps de moins en moins habité, soumis au désir de quelques-uns qui le gèrent, réduit à obéir, contraint de servir les intérêts, les délires de toute puissance de sociétés réduites à leur seule matérialité : des damnés soucieux de ne pas manquer à l’appel de l’abîme […] une matérialité obsédante frappe, tient son siècle par l’argent / un temps dérobé.
C’est en veilleur qu’il dénonce un monde uniquement marchand qui désormais tiendrait pour obsolète le temps intime, pour inutile la nature propre du temps en nous, engagé avec la matière dans un processus commun de transformation : celle des espèces, de toutes les espèces, de l’homme, de toutes les races d’homme, de toute la manifestation. Un monde qui oublierait le sens de Cela, ôterait la semence au Temps, la Vie du Temps. Le M/monde continuerait, probablement mais sans plus personne pour le voir, l’éprouver. C’est ce que l’on ressent à la lecture de ces pages, un temps à qui l’on aurait soustrait son pouvoir occulte, un monde que d’aucuns souhaiteraient définitivement débarrassé du sacré, d’un invisible embarrassant, d’un Nous en marche…

Au fil des livres, de ce parcours, une présence : / […] Reste l’amour, […] la colère est aussi un geste de tendresse afin que le monde nous tende encore les bras, il y a eu : / […] cette douleur qui a traversé son corps de biais, dans le vent du soir […], il a gémi jusqu’au ciel / en pleins champs de jachères et de labours amers. Un avertissement ? Une prise de conscience ? Il y a eu aussi : / […] marchant sur la grève, il a cherché l’océan, les varechs parmi les perroquets de mer qui criaient du haut des rochers. Et encore il se le remémore cela, s’en souvient : S’est assise l’infante aux lèvres de carmin / tout autour a regardé / ce qui fut déçu d’elle / le monde embourbé, […] Il se parle, Paul de Brancion : Ce qu’il faudrait, un signe transversal d’espoir et d’humanité à quoi se relier, / magiquement. Il tend ses extrémités, tisse sa propre histoire avec celle des autres, là ou le temps manque, il partage son temps, s’oublie. S’enracine loin, s’enroche ainsi, lentement se laisse aimanter par quelque chose de plus vaste que lui, par quelque chose de plus haut.
Il sait d’où il vient, écrit qu’il va, qu’il voit. Le livre se termine avec une photo :
Un bédouin porte le corps d’un enfant, mort dans les bombardements. / Neveu, fils de son frère.
Sous le voile rouge, son regard trahit l’effroi retenu. / Il est accroupi dans un pantalon de costume mal coupé. 
Là où le désert brûle, Paul de Brancion sème de l’ombre là où elle manque. Il crie son silence, en étant.

Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air / Pierre Dhainaut / Éditions Faï fioc - 2014

Un texte taoïste dit : « On ne peut empêcher les oiseaux de malheur de voler, de tournoyer autour de sa tête mais on peut simplement les empêcher de faire leur nid dans nos cheveux ». C’est ce qu’on pourrait retenir du petit livre de Pierre Dhainaut : Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air . Des petits textes qui laissent entrevoir dans son quotidien de gros nuages noirs et à certains moments on pourrait même douter qu’il s’agisse toujours de l’auteur d’Un livre d’air et de mémoire (Éditions Sud) écrivant : / […] la flamme et le vent ont-ils décidé/ l’énergie, le vertige, tu seras libre/ innommé, tu seras solidaire. Chez Pierre Dhainaut, heureusement, la quille est profonde, elle lui permet ainsi de pouvoir giter, parfois fort, sans jamais chavirer. Ainsi après les quelques premières pages témoignant d’un peu de houle au corps, il se répond :
l’écoute, elle persiste, autant qu’une mémoire elle est autant qu’une mémoire / elle est l’âme de ceux qui dirons « nous », / […] Âme, diras-tu spontanément, le vocable / initial suffit pour que tu le prononces / sans t’inquiéter de ce qu’il deviendra, / le sens t’échappe, mais l’air en l’acceptant / attire déjà tous les autres […] / et tu le découvres, l’obstacle, c’était toi […] / tu marcherais comme tu ferais halte / pour le bonheur de la respiration, la tienne, / celle aussi bien de l’herbe que du sable / tu ne choisirais plus entre l’horizon / et le sol, tu ne serais qu’un hôte / […] tu n’as plus peur, […] tu n’es plus séparé de ton pays, / le cœur n’est à personne, tu es l’une des portes, […] inutiles, tes questions, tu poursuis une quête, / à la boue même il te faut acquiescer / afin que du givre elle soit l’égale , et encore : Ne cherche aucune preuve, / tu ne fais qu’approcher, mais tu en es sûr, les oiseaux / deviennent moins farouches.
Sa conscience allant ainsi s’élargissant.
Également souligner que ce livre est le premier sorti d’une nouvelle maison d’édition de Montpellier, dirigé par Jean-Marc Bourg : Faï fioc. C’est un travail soigné qui n’attend plus que des lecteurs et des auteurs…

Pourquoi la vie est si belle ? (avec Néo et un peu d’oiseaux -
pour aider -)
/ Corinne Le Lepvrier / Éditions Lanskine - 2014

Se souhaiter comme corps, comme conscience satellite, le ciel, les oiseaux / nous sommes probablement nombreux à partager cela. Je le découvre une fois de plus avec Corinne Le Lepvrier. J’entends encore les mots de ce poète belge, (vivant à deux pas de La Louvière, le bled d’Achille Chavée) quand il s’agissait de commenter le bouquin de l’une ou de l’un d’entre nous : « on va se mettre de la crème Nivea sur la gueule ! ». Je dis cela prompt à dégainer le fameux pot, car j’ai rencontré cette auteure lors d’une lecture à la Librairie l’Embarcadère à Saint-Nazaire où elle vit, et j’ai découvert son livre : Pourquoi la vie est si belle ? (avec Néo et un peu d’oiseaux - pour aider-) , j’adore ce titre ! Titre emprunté pour la première moitié à Arthur H / ainsi qu’à un ou deux mots près, à « l’époustouflant » Roberto Benigni, le metteur en scène et acteur du film du même titre, (pour rappel, transformant en jeu la captivité d’un père et de son fils, en apprentissage une épreuve). Quant à la seconde moitié (avec Néo et un peu d’oiseaux -pour aider-), c’est à l’image de ce que l’on va trouver dans ces pages, une vraie fraîcheur et surtout un ton, une manière nouvelle d’écrire, des trouvailles…
Elle nous livre le récit d’une fin de vie, puis d’une perte, celle d’un père devenu des phrases, d’une perte consolée par la présence des oiseaux, justement.
Corinne Le Lepvrier s’offre d’écrire cela avec une très grande liberté ; elle raconte ce qui se termine, l’accompagnement, les allées et venues entre Brest et Saint-Nazaire : […] c’était nous et la tâche immense à accomplir / mourir ; c’était nous et la tâche immense à accomplir, vivre […].
Ce qui se commence. Entre les paroles d’amour qu’on donne à l’un et qu’on reçoit de l’autre, entrelacés, les mots d’un fils pour sa mère, de son fils : Néo a demandé : quand on meurt est-ce qu’on est tout nu ?, / […] Néo a dit ce serait moins triste si on mourrait tous en même temps, ceux d’une amie : apprivoiser sa disparition ; un peu comme on le ferait avec un petit animal, un oiseau ? Enlacés, les siens : (Enceinte, on voit des femmes enceintes) ; toi mort, du coup je vois des oiseaux partout. Ce sont les mots d’une fille pour son père, cela a quelque chose de très touchant : je viendrai te solliciter quelquefois, t’évoquer / […] ta voix qui disait mon prénom me nommait / […] toi à la volée. C’est magnifique, on parle d’oiseau et non d’un mort, et cela encore : Partagerons-nous un silence ? / […] écrire ce que je ne perdrai pas / […] t’entourer de mots, comme pour te former un cocon, […] / le temps d’être un être. On le voit là, Corinne Le Lepvrier a l’art de la formule. Le deuil s’écrit ainsi avec l’aide du ciel. A un moment c’est aussi d’une éclaircie que viendront ces phrases : De nouveau tu n’es pas que mort, / […] quand je te cherche : je cherche Dieu ; ça commence à fonctionner ensemble […] j’écris puisque tu es mort j’écris maintenant que tu es mort, j’écris que tu es mort ; / j’écris m’aime que tu es mort.
Corinne Le Lepvrier offre une voix à l’invisible, là : Nous continuer nous continuerons / […] nous pourrons évoquer les oiseaux si tu veux
/ offre à ses fantômes d’être en elle / à l’absent d’être des ailes, du vivant : un corps qui se déplie, qui s’ouvre, se découvre par l’écriture. En la lisant j’entends sa petite musique. Ce qui aurait pu tourner à l’obsession se transforme en une douce ritournelle, par l’utilisation, la répétition rassurante de quelques mots. Nul doute que son envie d’être au monde plus encore, sa soif d’être désormais là pour deux, pour trois… pour abriter les siens, l’amène à nous surprendre. D’elle, je le crois vraiment, pourrait venir un livre différent, « un livre à venir ».


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés