Sabine Huynh, Herbyers, Backland, 2024, par François Coudray“When I was a boy / I kept a book / to which, from time / to time, /
I added pressed flowers / until, after time / I had a good collection (...) /
I bring you, / reawakened, / a memory of those flowers.”
William Carlos Williams, “Asphodel, that Greeny Flower”, Journey to love, 1955“Quand j’étais petit garçon / je conservais un livre / dans lequel, de temps / à autre, /
je pressais des fleurs / jusqu’au jour où / j’eus une belle collection. (...) /
Je t’apporte, / ressuscité, / un souvenir de ces fleurs.”
traduction d’Alain PaillerNommer les fleurs, dialoguer avec le fragile : se trouver nom et dessiner le monde comme une “île habitable” car “différente / Est l’Odyssée quand on connaît le nom des plantes”. Et si, avec ces Herbyers, sous le signe du Yod, chemin, et lumière, “la terre déchirée” pouvait “recommence(r) le Jardin”* ?
Nommer, agencer, garder trace : le recueil de Sabine Huynh emprunte à l’herbier la forme et le motif** pour partager ces “fleurs avec lesquelles on a vécu”, et interroger, dans le même temps, la fabrique même de l’herbier***.
Mais sa leçon est d’évidence art poétique autant que d’herboristerie.
Ainsi évoque-t-elle la fabrique de ses premiers herbiers comme autant de refuges, de “jardins.”
“De l’étang de larmes des nuits passées dehors
(…)
Un jardin sec défie
Temps saisons climat
Famille et géographie
: le premier jardin”Ainsi fabrique-t-elle ses poèmes comme autant de pages d’herbiers pour recueillir ces fleurs évoquées, celles “avec lesquelles on a vécu”, mais aussi les souvenirs que ces fleurs appellent, leurs leçons de douceur et de fragilité, et les bribes d’un monde qu’elle “sauve”, à sa façon, “de l’effondrement”. C’est ici le poème lui-même qui se fait refuge, “jardin”.
“Nous sommes en sécurité dans le jardin
Comme au sein d’une écriture intemporelle”Ainsi dessine-t-elle comme un chemin de vie, qui est aussi chemin d’écriture, et devient “livre des ombres”.
“Liber umbrarum
Livre de fantômes musée intime
De tout ce qui est invisible
Récits incertains au goût perdu
De rosée et de miel de trèfle incarnatLe livre en tant que mémoire
Du minuscule, nervures et déchirures
Infimes, bords dentelés des pétales
Plis et fards, poils et dards”Il faut tout l’art de Sabine Huynh pour tisser ces différents fils (floraux, autobiographiques, politiques, éco-poétiques, métapoétiques) dans l’évidence d’un poème qui explore et creuse la fragilité et la force de l’humain, et ce que peut l’écriture, vaine autant qu’indispensable, dans cette quête.
“Tout ce qui tremblant
Inouï s’obstine
Dans le déclin du monde
Effronterie suprême
Que ce recommencement
Ce devenir
Poème”Quelques superbes définitions de la parole poétique égrènent le recueil (“Au sein d’un bouquet de pensées rythmiques / Mais dire toute la vérité obliquement”) et délivrent, malgré la vie et le monde lui-même (tels qu’ils sont évoqués sans fard) une leçon d’espoir.
“comme la plus longue des notes
La lumière se fraye un passage.
Répondre au secret par l’étrange
Plus encore, au fragile par la plénitude
À la captive en lui offrant son déploiement
À l’intérieur, l’intimité décuplée
Des créatures s’invitent dans la vision
Poisson moiré, coq couronn锓la lumineuse douceur récoltée”
Autrice, mais aussi traductrice, Sabine Huynh sait par ailleurs combien l’on écrit véritablement qu’avec ces autres voix qui nous nourrissent, nous grandissent.
Ainsi elle herborise comme écrire avec Emily (Dickinson), Virginia (Woolf) et Marguerite (Duras). Plus loin avec Ginsberg (Allen) et Carlos Williams (William). Elle herborise comme traduire, autre forme d’écrire (“Convertere / Plus tard quand tu traduis Emily Dickinson tu apprends à / (...) Étudier le poème comme une fleur / Disséquer et nommer chaque partie / Compter les étamines et les pistils”).
Parce qu’elle connaît de longue date les fleurs et sait entendre leur leçon de force et de fragilité, de douceur, de joie, de vie. Parce qu’elle explore de longue date le pouvoir des mots et cherche, sur la page, ce “jardin” dont “nous ne sommes pas guéris”****, Sabine Huynh dessine et partage, avec ces Herbyers, un livre juste et fort. Un livre à lire…
“Piégée dans les plis du temps
Sa mort entre mes mains
Préservée par l’herbier
Et mon désir de vivre.”
François Coudray
Sabine Huynh, Herbyers, Backland, 2024
https://www.backlandeditions.fr/produit/herbyers-de-sabine-huynh/
* Gustave Roud, Pour un moissonneur
** Avec notamment les titres latins de chacun des poèmes, qu’il s’agisse du nom scientifique de la plante évoquée ou de malicieuses métaphores (les autres réalités évoquées ainsi faites fleurs).
*** À travers deux leitmotifs sur le mode du conseil de méthode (“Pour créer un herbier”) et du souvenir (“Plus tard quand tu crées des herbiers tu apprends”).
**** Yves Bonnefoy, Dans le leurre du seuil


