Boucan. Le mot claque, résonne, se répète comme un cri primal, une déflagration sonore.
Dès le titre, il s’impose avec une intensité fulgurante. Dans le poème, il revient sans cesse,
en écho, en incantation, jusqu’à devenir une entité à part entière : métaphore de la
souffrance, du tumulte, du chaos intérieur et extérieur. Ce boucan, c’est celui d’une
existence déréglée, excessive, portée par une énergie folle, presque inhumaine.Julien Delmaire donne à ce mot une pluralité de sens, ouvrant un champ de significations paradoxales : Boucan de viandes fumées, boucan d’enfer sucré, boucan de funk. Il mêle le trivial et le tragique, le sacré et le dérisoire, dans un va-et-vient constant entre la mémoire, la sensualité et la douleur. Ce contraste est celui de l’absurde, de l’incohérence fondamentale du monde et de l’expérience humaine.
L’univers du poème est peuplé d’images flamboyantes et contradictoires : le tafia vieilli mille ans, la fiesta de momies impudiques, les souvenirs minuscules, l’échange qui n’aura pas lieu. Tout semble travailler par le manque, la blessure, l’impossibilité de laisser une trace dans la mémoire de l’autre. Pourtant, le poème danse. Il pulse. Il devient performatif : ramdam, galop de molécules, boucan de funk, boucan de punks. Une langue organique, mouvante, traversée de sons et de corps.
Dans cette transe poétique, les images s’enchaînent avec une force visuelle saisissante : le dernier fruit chu du dernier arbre, le genou qui ploie, la cire sur les paupières de l’enfant. Le poème incarne l’amour blessé, l’impossible consolation. Mais il devient aussi rituel, presque chamanique : l’amande fendue, la mandorle de feu, comme autant de gestes de protection, de passage, d’offrande.
Le boucan de poupée et de poignard condense l’innocence et la violence. L’amour se fait cri d’oiseau cloué sur les portes du monde moderne, enchaîné aux servitudes. Pourtant, il résiste, sensuellement, corporellement. Il réclame un surcroît de chair, des lèvres sauvages posées comme une verveine sur la fièvre. Une poésie de la chair, du désir, de la rupture aussi — physique, émotionnelle.
Progressivement, la langue s’embrase. Je veux sentir ton sang, ta queue, ta flamme. Le poème dit la passion physique comme pulsion de vie, comme lutte contre la perte. Un désir animal, fusionnel, monte du texte, en tension avec le monde qui se dérobe : on a beau jeu de courir ventre à terre, quand la terre n’existe plus. L’échec devient chemin. Il faut passer par ce dénuement.
Et puis, soudain, une forme de refus : ne me parlez pas d’écume, de sirocco, de punchs lascifs. Une radicalité s’installe, un rejet des illusions, de la beauté facile. Le poète devient martyr : mes oreilles sont deux larrons cloués à la croix. Le bruit n’est plus musique, mais stagnation, dégoût, contradiction.
Mais un autre visage apparaît : Te revoir, ma sœur, au sommet d’une tour, les ailes déployées… La sœur devient figure d’élévation, d’insoumission. Une lueur. Une rosée souveraine.
Au terme de ce voyage, le poète est sans exister, expire l’inconsistance, n’aspire à rien. C’est peut-être là que réside la beauté vertigineuse de ce texte : dans sa capacité à explorer une existence fracassée, sans jamais renoncer à la poésie. Une poésie du désespoir, oui, mais aussi de l’insurrection. Une parole qui, malgré tout, continue à se faire entendre, dans le boucan du monde.
Fidèle Mabanza

