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Ultima Thulé le requiem, Jos Garnier, par Béatrice Machet

mercredi 28 mai 2025, par Cécile Guivarch

 
Décidemment Jean-Claude Goiri, responsable des éditions Tarmac, a le chic pour publier des livres
qui marquent, des écritures singulières et qui transpirent la nécessité de porter un autre regard,
de partager une autre expérience. Au catalogue des auteurs comme Anne Barbusse, Olivier
Bastide, Gorguine Valougeorgis, Gregory Rateau, Laurent Margantin, Perle Wallens, Nicolas
Delarbre, Carole Mesrobian pour n’en citer que quelques-un.e.s. L’image de couverture est
signée Antho Valade, qui suggère qu’en ouvrant le livre on pénètre dans un autre monde où les signes à décrypter pourraient bien nous surprendre. Une fois le livre ouvert, la première impression c’est : Jos Garnier (dont c’est le troisième livre chez Tarmac), de livres en livres poursuit sa « saison en enfer ».

Dès la première page : le lecteur est mis à contribution. Ce sera son livre autant que celui de l’auteure car un effort d’interprétation est à faire si l’on ne veut pas se laisser noyer dans une suite de mots et de propositions qu’aucune ponctuation ni aucun autre signe ne vient séparer en « phrase ». Seule l’orthographe peut guider vers un choix de sens et de signification. L’immédiate sensation, si ce n’est intuition, c’est qu’on a sous les yeux transcrite, transmise, la violence dont nous faisons l’expérience chaque jour dans une société qui s’est emballée au galop vers un chaos vertigineux. Et ce vertige on le ressent en nous travailler.

Revenir au titre. Dans une interview menée par Jean-Paul Gavard-Perret en 2021, à la question : « Quelle ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ? », Jos Garnier répondait : « L’Ultima Thulé, cette espèce de poumon marin flottant entre terre et mer à la limite des mondes connus fait bien voyager mon imaginaire. » À la lumière de cette réponse, le premier texte (de la page 7) prend un relief particulier :

[…] creation point de dé-
part clos fabuleux pôle fixe dans la
pensée attachée de nuit tellement
rigueur habitée au-delà de cette
île sphérique sans interruption cet
heureux temps délires d’un espace
où se trouvaient les signes d’une
telle force libre le pouvoir primor-
dial souhaitant ce cheminement
secret insensiblement fantasme
assassiné de vouloir atteindre ce
lieu quelconque de brume […]

Puisque le sous-titre précise le requiem, (dans le livre on trouve aussi le mot « oraison »), nous voici prévenus, autour du thème et des variations développées, rien de gai, bien que la lumière soit entrevue. Le texte prend même des airs prophétiques ou chamaniques, comme si l’auteure allait à la rencontre d’entités spirituelles, et que son expérience douloureuse était ce que vivrait bientôt l’humanité, vouée à être balayée par un tsunami.

Régulièrement dans le livre on tombe sur les « interludes » dont la définition en poésie et en musique dit : exécutée ou écrite pour s’intercaler entre des œuvres majeures. À lire comme partitions mineures donc, elles sont tantôt légères bouffées d’espoir, tantôt tentative d’échapper et d’atteindre un « haut lieu », dont le caractère sacré est quasi palpable. Ces interludes plongent dans l’observation, dans l’introspection attentive d’un soi solitaire à l’extrême, totalement lucide quant à la pulsion de mort qu’il contient : « crucial exer-/cice d’un tombeau permanent ou / suicide réfractaire se balance entre / deux pentes glissantes […] ».

Lisant au fil des pages, on se dit qu’il s’agit d’un dialogue entre soi et le monde, entre soi et soi, mais « dialogue égorgé » écrit Jos Garnier. On n’entend pas les répliques : « double dramaturgie / immatérielle toujours plus indicible / », mais on devine qu’il en résulte désillusion et amertume. Alors, le recours à la poésie est ici indispensable, quand pour Denis Roche, elle était inadmissible. C’est que pour Jos Garnier, il s’agit d’une « remémoration à main nue ». Et elle s’attache à une forme inconnue mais qui aurait « capacité de / lire cette texture diffracter l’histoire / anarchique l’accident en mou-/ vement le regard fragile derrière / beaucoup de trous noirs le manque / pour remplir mon langage…/ » Et tout ce processus se voit qualifier page 14, en fin de texte, de : « impudique recherche / de sa perte »

Dans ce livre règne une ambiance toute en noir et blanc, le blanc des espaces nordiques, le noir de l’humeur et du ressenti intérieur. Mais un univers marin, maritime, (élevé au rang d’organe page 56), comme rappel que nos corps de chairs renferment l’élément salé. Outre le rapport interrogé du dehors et du dedans, avec un entre qui se voudrait « genèse insaisissable des / sons venus d’ailleurs il y aurait l’écri-/ture de mémoire et une matière hy-/bride en va et vient établi », se dessine aussi la trajectoire d’une implosion. Il n’y aura pas révolte, pas d’explosion, l’appel du vide est plus fort que tout, et bien que les mots soient alignés à l’horizontale, l’expérience de la lecture est celle d’une chute. Mais l’intention est bien de « créer un monde / dans la brume plate si vaste zone / isolée pour la mémoire » au long d’un « maladroit itinéraire nu immobile des / mers envoûtantes nous voici recou-/verts d’éléments en liberté des sou-/venirs sur mesure aller là comme le / lointain pôle suspendu »

Ultima Thulé, comme le nom d’une utopie, « une masse des altitudes suspendues », « aux confins des destinées de l’ombre », comme le lieu refuge « de l’autre côté du visible », qui s’avère être au bout d’un chemin de questionnements sur lesquels titubent des bribes de phrases et qui vise « le centre / de l’errance » pour « quitter les conventions / de texte littéraire parfois heures / perdues mais réfléchir à la lumière / posée à travers un autre médium / absorbe le sombre de la disparition/ évidente et va raconter un embra-/sement causal/ »

On se demande si ce lieu, à la limite des mondes connus, qui fait voyager l’imaginaire de Jos Garnier, ne serait pas son propre monde intérieur, retourné, labouré, observé, réfléchi jusqu’à une forme de torture auto-infligée. Non pas l’enfer au sens de Dante, bien que l’aspect visuel du texte de Jos Garnier soit très puissant et suggestif, pas dans le sens de condamnation, mais plutôt comme une malédiction (« obsession » dit l’auteure page 33), une forme de purgatoire où l’on ose à peine croire à la rédemption bien que notion présente en filigrane, le transcendant traverse ce livre. C’est en se servant du « matériau tragique » de « la réalité vécue », comprendre : « nau-/ frage ou l’écho perceptible d’un / scandale répété », pour le rendre « en parler aiguisé », que cette rédemption, au plutôt cet auto-sauvetage, est possible. Cette démarche est suivie « à tâtons […]/ pendant quelques intervalles hé-/roïques de la conscience ». Atteindre Ultima Thulé est à ce prix, et pour récompense : ce point euphorique /dans la solitude reste nouveau et / symbolique exploit ». Mais « il n’y aura pas la re-/naissance hors normes par les ex-/ploits à raconter à la première per-/sonne dramaturgie humaine qui / va convoquer un avant initiatique / polaire … ». En lisant on est frappé par la coupure des mots qui met en relief la succession de re, ex, per (on entend perd) à la fin des lignes et qui fait commencer les suivantes par naissance, ploits (on entend ploie), sonne, polaire ; comme si une lecture à la verticale était aussi possible et complétait le tissage serré du textile poétique des lignes de trame par des lignes de chaîne. L’auteure d’ailleurs avoue un « grillage criblé » suite à « quelques / mots redoutables en construction ». Dans ce qui semble être un enfermement formel, circule cependant « le mouvement d’exister d’une /certaine façon c’est un aboutisse-/ ment pauvre en pleine révolution / des mots ou messages de la liber-/ té d’inventer ce qu’elle va devenir / […] » car au long de ce parcours singulier « des langues appro-/chées de très près prennent des / formes de poésie rare intouchée […] »

En plus d’une digestion des mythologies scandinaves, une ingestion des forces telluriques, il semble s’opérer, page 43, une fusion entre la personne de l’auteure et la nature, comme si la poétesse était la voix de la terre qui se sait en danger : « cette passion insérée / dans une terre matrice autrement / à la dérive originelle seul le repère / ouvre la parole inquiète de survie / nécessaire d’une nature puissante »

L’analogie nuit polaire-état dépressif, héros vikings-écrivains, fonctionne tout au long des pages, mais se heurte aux actes de décès et de crémations de la dernière page, l’interlude final.

Après fermeture du livre on se demande si au fond, cette quête de l’auteure n’était pas aussi une tentative de pénétrer au royaume des morts afin d’y rejoindre des êtres chers, à moins qu’il s’agisse d’une tentative métaphysique de comprendre jusqu’à quel point toute vie est inachevée, et de mesurer ce qui nous échappe aussi bien du côté de la vie que du côté de la mort, mesurer combien la mort travaille au creux de la vie. Ainsi le livre serait l’illustration du passage creusé entre les deux.

Béatrice Machet

Ultima Thulé le requiem, Jos Garnier, éditions Tarmac, printemps 2025, 57 pages, 18 euros


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