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Lire Myriam Eck, par Christian Degoutte

jeudi 2 février 2023, par Cécile Guivarch

  • La terre n’apparait qu’une fois traversée, Myriam Eck
  • Aquarelles de Philippe Lepeut - éd Les Lieux Dits
  • Sans adresse le regard n’a pas de bord, Myriam Eck
  • Encres de Serge Saunière - éd AEncrages & Co

Les mains comme au bord de la tête
Au bord du langage
Mains, éd P.I.Sage Intérieur

« C’est l’émotion qui est à la base de tout, c’est de l’émotion que nait le poème ? ». On ne compte plus le nombre de fois où l’on a lu cette affirmation. S’il en est une qui tourne le dos au grand chœur des poètes émotionnés, c’est bien Myriam Eck. Elle est une femme comme nous, j’imagine ; elle n’est pas indemne de peines, de joies, de douleurs, mais elle ne s’en fait pas un coquelicot à la boutonnière, une âme en papier crépon. Dans ses livres, elle s’en tient à des relevés précis, « matérialistes » des choses les plus banales et de leurs apparences :

« Rien par terre
A croire que les flocons traversent le sol en tombant » (Sans adresse…)

Elle s’en tient à des attentions aux corps :

« A partir de quel effacement vient la respiration ?
Avec combien de visages ? » (Sans adresse…)

Si je ne craignais pas d’être mal compris, je parlerais d’une écriture « plate » chez Myriam Eck. Volontairement plate, bien-sûr. Elle ne fait pas dans l’anthropomorphisme. Elle ne fait pas parler les choses, les éléments (la pierre, l’arbre, le corps de l’autre) ; elle ne met pas sa voix sous le masque des choses : elle s’en tient au plus près :

« Saisir la lumière dans une matière qui résiste » (La terre n’apparait…)

Elle s’arrange pour qu’il y ait le moins d’espace entre la chose, la matière muette et elle, le corps qu’elle est, la main qu’elle est, le souffle, le regard qu’elle est.

« Ce qui prend corps enfin saisi dans une peau » (La terre n’apparait…)

Chaque texte de Myriam Eck est un geste, une main, un regard (« Le regard est un geste » (Sans adresse…) qui touche les choses, tâte, caresse la matière, soupèse son apparence.

« Tenir dans une main
La surface dans l’autre
Le volume » (Sans adresse…)

La manière même (le style, la volonté du style) de Myriam Eck échappe à l’allure générale de la poésie (allure convenue, courante, etc. malgré de nombreuses variations de surface). Chacune des pages de ses livres propose une phrase ou deux, voire une brève laisse ; des phrases directes semblables à des annotations de carnet, parfois des questions ; une proposition « Le regard est un geste » que la page suivante viendra corriger, préciser, revisiter « Sans adresse le regard n’a pas de bord ». Ce qui donne un effet de silence au livre, la lecture rapide est empêchée : pendant le temps qu’il faut pour tourner la page, le silence s’impose, nous en impose. Penser peut-être aussi.

Il y a dans les livres de Myriam Eck, dans leur acharnement à dire les variations du même, du presque rien, quelque chose du Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec. La démarche de Myriam Eck semble une tentative d’épuisement des intentions de l’être dans le corps. Des sensations de l’être.

Sans adresse le regard n’a pas de bord est composé à partir d’événements picturaux (expositions, performances, etc.) qui nourrissent le regard, interrogent sur ce que c’est que « regarder » une œuvre d’art (une toile de Serge Saunière par exemple dont les encres accompagnent ce livre) « La toile a cessé de changer / Elle bouge / Elle bouge seulement dans le regard ». Est-ce que c’est comme regarder un paysage vrai, campagnard ou urbain ? Un visage inconnu ou ami ? « De quelle matière est le regard dans cette distance ? ».

Avec La terre n’apparait qu’une fois traversée on a 2 livres pour le prix d’un : la première partie s’ouvre sur 11 aquarelles de Philippe Lepeut. Des formes ovoïdes, on dirait des galets peints, (des paysages pétroglyphes ?). Entre chaque aquarelle, sur un calque le texte manuscrit de Myriam Eck. La seconde partie reprend et prolonge ce texte. Dans ce livre c’est donc plutôt le geste qui est interrogé (le geste de faire des aquarelles) « Les mains ramènent une terre jusque-là dispersée / Ce que les mains ont traversé avant d’atteindre le papier ».

Les deux livres se répondent ; ou sont la suite, le prolongement d’un même questionnement, d’une même méditation. Ainsi

« Agrandir ce qui n’a pas de bord
Ce qui rend l’eau possible sous les mains » (La terre n’apparait…)

apparait comme une réponse à Sans adresse le regard n’a pas de bord , une réponse que Myriam Eck se donne à elle-même. C’est comme si, malgré l’éparpillement des publications, Myriam Eck n’écrivait qu’un seul livre.

  • Sans adresse le regard n’a pas de bord, Myriam Eck, Encres de Serge Saunière, 18 €, éd ÆNCRAGES & Co
  • La terre n’apparait qu’une fois traversée, Myriam Eck, Aquarelles de Philippe Lepeut, 20 € - éd LES LIEUX DITS

Christian Degoutte


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