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Le récit caché chez Yves di Manno.

vendredi 17 mai 2013, par Cécile Guivarch

La question du récit caché est une dimension fondamentale (et fondatrice) de l’œuvre du poète Yves di Manno. Le récit caché exige-t-il sa mise à jour ? Non, il demeure ontologiquement caché. Il est impossible de le « déterrer », comme le remarque di Manno dans Objets d’Amérique, son essai paru chez Corti en 2009. Et il faut lire son unique... roman, La montagne rituelle, publié chez Flammarion en 1998, pour saisir toute la portée, toute l’intensité de cette problématique du récit caché. « En écrivant [ce] roman », explique di Manno dans Objets d’Amérique, « en travaillant sur une distance – et dans une prose – beaucoup plus étendue, j’avais l’impression que je [m’approchais de ce récit caché], que plus le roman se déroulait, s’acheminait vers sa fin, plus j’allais me heurter à ce récit-là. Mais j’ai bien vu aussi que j’étais arrêté, bloqué devant quelque chose – qui n’était pas la fin. […] Ce que je veux dire, c’est qu’après l’écriture du roman, j’ai compris qu’il m’était indifférent que cela prenne la voie du vers ou de la prose, narrative ou discursive : puisque le cœur de mon affaire restait exactement le même, quoi qu’il advienne. ».

C’est dire l’intérêt qu’il y a à redonner à lire les pages qui achèvent (mais pour ne rien clore) La montagne rituelle, à les redonner à lire ici-même, étant donné la difficulté qu’il y a, aujourd’hui, à les trouver :

[Matthieu Gosztola]

Extrait :

« À pas lents, mesurés, Dalhmann traversa l’étendue qui le séparait de l’édifice et s’immobilisa au pied des marches qui menaient au sanctuaire, dans les hauteurs de la clairière. Levant les yeux, il distingua les lignes de la tour centrale dont l’entrée découpait toujours son rectangle aveugle, à l’orée de la salle où était érigée la stèle sacrificielle. Dans la nuit de jadis – et la mémoire du rite –, sans doute la pierre inscrite pouvait-elle s’identifier au corps de la victime, l’incantation divine à la chair du supplicié. Mais aujourd’hui, les lettres gravées n’engendraient plus qu’un texte indéchiffrable, même si le sang dont on les aspergeait encore perpétuait confusément leur sens originel. Les mots n’étaient plus que des métaphores lointaines : pouvait-on entrevoir à travers eux la vérité du geste dont l’ombre planait encore – au point de contraindre les derniers êtres qui hantaient ces lieux à les reproduire dans l’effroi ?
Dalhmann se décida enfin et entreprit une nouvelle fois l’ascension malaisée de l’édifice, en s’agrippant aux marches étroites. Ce n’était pourtant pas la stèle ensanglantée qu’il souhaitait revoir : peut-être avait-il l’intuition qu’une aussi tangible vision ne lui serait plus concédée, après la traversée qu’il avait faite et les images déchirantes qui avaient éclairé sa nuit. À moins qu’un obscur pressentiment ne l’ait averti qu’un spectacle plus terrible l’attendait encore s’il pénétrait à nouveau dans la ténèbre du sanctuaire... Comme la première fois, ayant atteint l’avant-dernier niveau, il abandonna l’escalier et prit pied sur la terrasse où se déroulaient les panneaux lacunaires de la frise sculptée.
Répétant son périple initial, Dalhmann fit le tour de l’édifice et longea l’étroite terrasse, en examinant attentivement les rares fragments qui subsistaient. Mais s’il aperçut par endroits à la surface érodée de la pierre certains détails qui lui avaient échappé – un animal traqué, une arme qui s’abattait, le geste apaisé d’un officiant levant une épée vers le ciel – pas plus qu’à son premier passage il ne put entrevoir la figuration précise ou la continuité narrative de la frise. De trop vastes pans manquaient, là où perduraient certains éléments décoratifs – sans parler des panneaux qui n’offraient plus qu’une surface effacée à jamais.
Ce constat que Dalhmann avait déjà fait, il n’imaginait certes pas que les quelques journées qui s’étaient écoulées depuis son précédent passage aient pu le modifier : aussi bien n’était-ce pas dans cet espoir infondé qu’il était revenu contempler les reliefs – mais avec le pressentiment que dans leur détérioration, leur érosion, leur altération même, quelque chose lui avait échappé, à sa première visite, qui éclairerait peut-être, à défaut de les expliciter, les ultimes retombées de sa geste crépusculaire.
Ce fut avec un serrement de cœur qu’il entama la traversée de la dernière terrasse, d’où provenait le fragment qu’il avait découvert quelques mois plus tôt – dans une vie qui lui semblait déjà presque antérieure, tant son destin avait été infléchi depuis lors. Parvenu devant la scène absente dont le moindre détail était pourtant gravé en lui, il contempla longuement le rectangle vide, laissé dans la paroi par l’amputation de la pierre. Puis il observa, une fois encore, les fragments sculptés qui figuraient autour, comme un cadre fictif délimitant l’espace d’un tableau dérobé. Il revit les processions infimes, le buffle sacrifié, la levée des urnes vers un ciel – et distingua même une scène atroce, qui lui avait précédemment échappé. Mais rien de tout cela n’accroissait son savoir, ni n’éclairait sa cécité fondamentale. Puis, comme un tissu sacrifié, un voile se déchira en lui, projetant une ombre inédite dans l’étroit couloir de sa nuit.
Dalhmann alla s’asseoir à l’angle de la terrasse, adossé à la paroi. Parcourant du regard les arbres qui se profilaient autour de la clairière, encerclant l’édifice dont l’érection commémorait ou incarnait un rite séculaire, il essaya de formuler intérieurement, dans le langage dont il dépendait, l’intuition qui venait de le frapper, avec une évidence fondatrice.
C’était un récit qui manquait, n’ayant peut-être jamais figuré sur la frise en tant que tel, sous la forme qu’il supposait, mais dont l’absence même ou la lente érosion donnait le sens désormais indiscernable de ce temple inaugural, des pierres dressées, des stèles aux lettres écarlates et des cadavres qui jonchaient la montagne environnante. Peut-être ces manifestations marquées du sceau de la sauvagerie n’étaient-elles qu’une réminiscence négative du vieux rite fondateur, détourné de son sens initial par la disparition de ce récit central, par sa lacune essentielle. À moins que le sacrifice jadis accompli en ces lieux, suspendu dans un temps dont nul n’avait plus la mémoire, ne soit voué à se reproduire sous des formes aveugles, violentes, insensées, tant que l’histoire n’en serait pas récrite, exhumée des béances passées.
J’ai traversé la nuit, songea Dalhmann, à seule fin d’y être reconduit – et rien ne pourra désormais entraver son empire.
Pourtant... De ce récit manquant, effacé ou nié par le temps, n’avait-il pas ranimé la flamme exsangue, en lui rajoutant à travers son périple une forme d’épilogue ? Et dans ce présent aboli où sommeillait une ombre ancienne, ne devinait-il pas l’immuable reflet d’une scène dont la teneur voulait qu’elle ne soit jamais perceptible – comme l’histoire qui figurait jadis sur ces parois, à supposer qu’une main l’eût inscrite, et dont les panneaux illisibles révélaient peut-être l’ultime message : au cœur de l’homme et de la nature qui l’anime gît une horreur indescriptible, dont nulle image ne saurait transmettre, ni le moindre récit circonscrire le remords, l’inertie, la hantise.
Dalhmann regarda ses mains et vit brièvement s’y profiler l’ombre rituelle de l’arme – l’autre, la même – dans laquelle s’incarnait depuis toujours son destin. Jamais il ne mettrait un terme au cauchemar qui s’était transmis jusqu’à lui, à travers une innombrable lignée d’ancêtres. Sauf à souscrire, songea-t-il sans effroi, à cette image patiemment inscrite, terrée dans les méandres du songe qui avait hanté sa veille. Et au sort qu’elle impliquait.
Il se releva et rejoignit lentement l’escalier, au terme de la terrasse secondaire. Le jour commençait à décroître, dans les hauteurs de la forêt, et les lambeaux de ciel qui transparaissaient à travers le feuillage s’empourpraient déjà, virant à la ténèbre. Ignorant le sanctuaire qui se dressait juste au- dessus de lui, il descendit les marches et se retrouva bientôt au pied de l’édifice dont la masse s’effaçait et sombrait dans la nuit mitoyenne.
Sachant désormais ce qui l’avait précédé – et par conséquent l’attendait –, Dalhmann s’éloigna du temple et traversa la clairière, dont il atteignit rapidement l’extrême lisière : sans se retourner, après avoir écarté les broussailles, il s’enfonça d’un pas égal dans les profondeurs de la forêt. »

sur le site des éditions José Corti


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