Terre à ciel
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Saisir au vol, anthologie poétique

vendredi 3 avril 2015, par Sabine Huynh

Une anthologie proposée par Sabine Huynh (26 auteurs).

Avec des contributions de : [lilas]François Bonneau[/lilas] Roselyne Sibille [lilas]Sylvie Fabre G.[/lilas] Christophe Lamiot Enos [lilas]Colette Leinman[/lilas] Sabine Péglion [lilas]Christophe Grossi[/lilas] Matthieu Baumier [lilas]Isabelle Pariente-Butterlin[/lilas] Isabelle Lévesque [lilas]Marilyne Bertoncini[/lilas] Paul Sanda [lilas]Hélène Kolawski[/lilas] Marie-Josée Desvignes [lilas]Frédéric Fiolof[/lilas] Jérôme Bourdon [lilas]Nolwenn Euzen[/lilas] Piero Cohen-Hadria [lilas]Vincent Motard-Avargues[/lilas] Joachim Séné [lilas]Dominique Sorrente[/lilas] Stéphane Chaumet [lilas]Sanda Voïca[/lilas] Franck Queyraud [lilas]Olivier Bastide[/lilas]
& de [lilas]Mathilde Roux[/lilas] : images extraites de la série Espaces confondus (cartes en calque superposées, collages, 2015).

(En cliquant ci-dessous sur le nom des auteurs, on accède à leur site ou à une page les concernant.)

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Le premier geste du poète est de saisir au vol sa part de survie. (Edmond Jabès)

J’ai longtemps hésité avant d’entreprendre le récit de mon premier saut en parachute. Je m’y résouds aujourd’hui, poussé par une nécessité impérieuse.
(Georges Perec)

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[lilas] Tirer les rênes - François Bonneau[/lilas]

Je renonce à tirer les rênes
De ce courant d’air que je ne tiendrai plus.
Chute.

Je ne suis plus qu’un zoom, qui converge
Et focalise encore.
Fil à plomb, je m’averse
Et puis je m’avalanche :
Être non plus goutte, mais pluie.

En bas, au bout, au loin.
Encore trop tôt pour dire
Si la terre est devenue matière.
Si elle est restée brouillard, je la traverserai
De part en part.

Ou bien je dévierai,
Là :
On n’y voit pas de blanc pas de bleu pas de noir pas d’envie pas de néant non plus
ni d’eau pas de corps pas le temps pas de vent plus de rênes,
Chute



[lilas] Sauter dans le vide - Roselyne Sibille[/lilas]

Ma vie était devenue un caillou. Resserré fermé sans respirer. M’est venue l’envie d’envol, et même de sauter dans le vide.

J’ai oublié comment j’ai cherché et trouvé la base aérienne qui proposait une initiation au parachutisme. Durant plusieurs semaines, je suis allée le samedi aux entrainements. Je me souviens de séries de pompes parmi lesquelles mes biceps frêles vacillaient. Je me souviens de la pièce où nous apprenions à plier les parachutes de l’armée. Dans un casier, on prenait un ballot rectangulaire, lourd et vert kaki. On le dépliait sur de très longues tables métalliques. On examinait les masses, les attaches, les pans du tissu, l’habile pliage que l’on déroulait. Je m’appliquais, tendue, soigneuse car – une voix autoritaire le répétait incessamment – « Vous sauterez avec le parachute que vous aurez plié ! ». Cette menace qui fouettait pour motiver notre vigilance bâtissait en moi une cabane de verre où s’installaient une amnésie et mon inquiétude.

Je repartais à la nuit, découragée ; j’étais courbatue jusqu’au samedi suivant ; et je me rendais compte que peu à peu, pourtant, j’apprenais. Des rudiments de météo, la danse des vents, des bribes techniques rejoignaient mon envie irrépressible de sauter dans le vide.

Un jour ce fut l’examen : plier le parachute devant l’instructeur et les yeux curieux de toute la promo, faire les pompes sur le sol de béton froid, je ne sais quoi encore. J’ai réussi, un peu éberluée d’avoir traversé l’ambiance bruyante et virile qui correspondait si peu à mon envie irraisonnée, désespérée et poétique de sauter dans le vide.

Le jour du saut dans le vide fut un dimanche. Il faisait un froid clair de janvier en Provence. Les manches à air étaient gonflées comme par une énergie juvénile. L’avion est sorti du hangar en roulant. Un petit avion où une dizaine d’entre nous sont montés, harnachés : anorak, gants, casque, chaussures montantes, parachutes dorsal et ventral. Je voyais le pilote, ses mains sur les leviers, l’instructeur un peu trop enthousiaste, les autres, fanfarons ou comme moi regardant le sol s’éloigner, les hangars devenus jouets disparaître dans une évanescence d’altitude.

Virage sur l’aile Vertige dans l’estomac. La porte s’ouvre. L’air rugit, attaque et mord mes joues. Qui va sauter en premier ? On répète : « Toi, toi, toi… ». L’instructeur géométrise, crie, m’assigne. Le moteur change de régime.

« Go ! » « Go » ! « Go ! » : sur le vide encadré par la carlingue, je vois les dos de mes camarades disparaître l’un après l’autre.

« A toi ! Vite ! » : je me lève, comme jaillie, me positionne, main gauche serrée sur la poignée soudée verticale au rebord de la porte, pieds écartés en appui sur les deux côtés des montants. Pas le temps d’avoir peur. Juste l’air si violent que je n’aurais pu reculer. Et « Go ! » : les bras écartés, horizontale, je saute dans le vide.

Ma vie est un caillou qui tombe en sifflant. Je suis le plomb et l’oiseau abattu en vol.

oreilles percées météorite saisit le ciel pulse violent gouffre incertain tourbillon je tombe rien n’importe voilà tant pis si je n’arrive pas je voulais juste sauter dans le vide

Le caillou explose. Le parachute s’est ouvert, m’arrachant les clavicules.

Le caillou a explosé. Le parachute retient le vide ; autour s’expansent les particules du ciel. Elles me recomposent lentement, paisiblement. La lumière m’accueille comme une plume. Immense silence au clapotis du tissu. Je flotte comme en rêve sous la corolle kaki et les fils tendus.

A l’infini le paysage est une étrange carte de géographie et de sèves pâles d’où émergent des îles de collines bleutées. Je vogue dans une vacance de moi-même. Je ne sais rien ne suis rien, libérée de tout et de moi. Le parachute s’est ouvert : j’en ris ; je tâte le ventral qui restera plié.

frôlée par la peau de l’air je m’horizon je m’hirondelle me passerelle aux transparences

Je vois très loin au sol le microscopique terrain d’aviation où je suis sensée atterrir. Il m’indiffère. Je n’ai jamais été aussi vaste, intemporelle.

Le timbre-poste se précise ; les hangars brillent. Avec les poignées, je me dirige comme si j’étais une marionnette qui anime ses propres fils. Le sol se rapproche très très vite trop vite maintenant. Je me répète les consignes : « Et surtout repliez bien vos genoux sinon vous vous casserez les chevilles comme Untel la semaine dernière… »

Le sol est là : j’ai plié tiré reçu le choc, retrouvé la gravité. La gravité que j’avais oubliée pendant ces minutes où j’ai rencontré ma liberté.



[lilas] Saisir au vol la lumière - Sylvie Fabre G.[/lilas]

___C’était encore l’époque de mon adolescence, bien que celle-ci fût depuis longtemps finie, et je restais dans la déréliction et dans la joie, ne trouvant d’autre justification à cela que l’amour. J’étais arrivée à l’automne pour enseigner dans cette cité de province, sans grâce aucune, sauf les jours de novembre où le brouillard gagnait sur tout et d’abord sur soi-même. Il m’avait alors semblé connaître l’étrangeté de toutes choses au monde, le corps, le cœur comme ouatés et sans bord. La nuit tombée, je regardais les toits et l’oiseau bleu qui s’enfonçaient dans l’aboli. Je me trouvais souvent dans un silence où personne, pensais-je, ne pouvait me rejoindre. Un soir pourtant, j’entendis frapper. J’allai ouvrir. L’inconnu debout sur le palier se nomma, un bouquet de roses et un livre à la main. Il évoqua aussi l’amie commune, notre passion de la poésie à tous trois et la nécessité de l’élan qui l’avait porté jusqu’à moi.

___Ainsi débuta le partage, longue parole, diurne et nocturne, livrée à celui qui l’écoute ou la prononce. Car, avec lui, aussitôt affleurèrent tous les mots. Ils s’épanouissaient sur nos lèvres et déjà dans des livres pour accueillir la vie et parler sa blessure, son goût de fleur sauvage, sa surabondance éphémère. Si l’homme n’est qu’en ce qu’il donne, j’en acquis la certitude chaque jour davantage grâce à l’ami-poète. Des années durant je le vis remplir des paniers de présents qu’il faisait pleuvoir à la ronde et qui devenaient, selon les heures, des musiques, des livres, des promenades. Très vite je décelai une attention dans son regard qui transperçait la buée du quotidien, habillait de richesses sa pauvreté. Touchant la vulnérabilité de l’être ou sa bonté, il trouvait les phrases et, lorsqu’on marchait à ses côtés sur le sentier de Saint-Sernin ou qu’on dialoguait assis dans la cuisine, les visages et les lieux prenaient une neuve existence. Peut-être n’était-il poète que pour saisir au vol la lumière qui habite le monde et nous habite sans même qu’on le sache. Cet homme croyait à l’innocence première, à la disposition innée en chaque être pour aimer. Cela n’empêchait pas une parole intraitable. Traquant le mensonge mondain, les égarements, les injustices, elle les défaisait mot à mot dans le poème. Restait alors la beauté d’un chant qui accueillait Jésus et Mozart, les saints, les arbres et les oiseaux, les mères et les enfants, la grande humanité des plus fragiles. La poésie devenait la manne pour célébrer ou résister. Certains états telle la confiance la nourrissaient, et la foi. Car, à cette époque plutôt matérialiste, les miracles divins, la résurrection de la chair et la vie éternelle, le poète n’hésitait pas à les affirmer en éclatant de rire. Je découvrais peu à peu un homme aux mille facettes, croyant sans église, amateur de Bourgogne et de gitanes maïs, un singulier mystique, moustachu aux joues rondes, capable d’écart féroce et d’invincible générosité. Son goût de la rencontre semblait égal à celui du retrait. Il pouvait subitement fermer la porte, laissant chacun pour retourner à la solitude de l’écriture, mais avant que l’absence ne se creuse, il accourait, rapportant avec lui tous les vins de vigueur. Nous lisions nos poèmes, découvrions ceux des autres, dialoguant avec nos amis jusqu’aux heures les plus tardives. Personne ne savait mieux trouver les phrases essentielles qui appellent la beauté, ramènent l’espoir ou donnent son sens à la douleur. L’écoutant, je comprenais que les mots des poètes ne parlent que d’expérience. Leur voix, ils la doivent à la vie.

___ Et d’elle, immense, que pouvons-nous saisir, sinon cette lumière qui parfois nous est offerte, comme au vol, dans un regard et des mots ? Cette lumière qu’aussi nous pouvons rendre parce qu’elle nous habite. Elle ne nous appartient pas mais elle est à l’évidence le signe de la présence dont le souffle aux heures bénies nous traverse et illumine le poème. Elle n’oublie rien de la mort mais nous garde ensemble dans son mystère.



[lilas] Jérusalem des oiseaux - Christophe Lamiot Enos[/lilas]

Des oiseaux viennent, se posent
aux murailles, les oiseaux
à la ville, se reposent.
Aux murailles, les oiseaux
reviennent, qui nous proposent
pour souvenirs, leurs manteaux.
Reviennent, qui nous proposent
aux murailles, les oiseaux
que nous voyons. Osent, osent
aux murailles, les oiseaux.
Les avons-nous ! Ceux qui osent !
Nous nous voyons, aux oiseaux.
Les avons-nous, ceux qui osent
de leurs manteaux, sur le dos
qui, voyages, nous, proposent.
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Soir ou matin, matin, soir
dans la ville, comme une eau
de jour et nuit, venir boire.
Dans la ville, comme une eau.
De jour et nuit, venir boire
avec un manteau d’oiseau.
De jour et nuit, venir boire
avec un manteau d’oiseau
parler clair, eau, parler noir
avec un manteau d’oiseau.
Parler clair, eau, parler noir
clair, noir, multiples fuseaux.
Parler clair, eau, parler noir
clair, noir, multiples fuseaux
ville de jour et nuit, voir.
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______________________________
Le jour la nuit, les oiseaux
les cigognes, se déplacent
nous, rêves, le jour la nuit.
___Le jour la nuit, comme une eau
les fils, la ville, qui passent
nous, rêves, le jour la nuit.
___Le jour la nuit, des fuseaux
se voient, traversent la place
nous, rêves, le jour la nuit.
___Le jour la nuit, les oiseaux
le jour la nuit, traces, traces
nous, rêves, le jour la nuit.
___Le jour la nuit, aux créneaux
sur la muraille, aux oiseaux
nous, rêves, le jour la nuit.
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Voyez, pierres, de ces ailes.
Dans l’épais. Qui nous remuent.
Ailes, immobiles ailes.
Dans l’épais. Qui nous remuent.
En avons-nous, de ces ailes !
Nous nous y gardons, à nu.
En avons-nous, de ces ailes
de notre squelette, sus.
Leur épais, plumes s’épelle.
De notre squelette, sus :
voyez, voyez où ruisselle
de la lumière, dessus.
Voyez, voyez où ruisselle
de la lumière, se muent
les pierres en passerelles.
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Passe, nous passe le ciel
jour nuit, le soir, le matin.
Aux oiseaux, passe le ciel.
Jour nuit, le soir, le matin
nager, nager qui appelle.
Comme de l’eau, sur les mains.
Nager, nager qui appelle
envie de plus loin, de bain.
Cà et là, mêmes, se mêlent.
Envie de plus loin, de bain :
les oiseaux, passent, en ciel
passons, nous aussi, plus loin.
Les oiseaux passent, en ciel
jour nuit, le soir, le matin
à nos mains, qui s’entremêlent.
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Revenir, comme à une eau.
S’efface le souvenir
à retrouver sur la peau.
S’efface le souvenir
sans cesse, de bas en haut
la disparition le tire.
Sans cesse, de bas en haut
y disparaître, nous tire
nous attire, peau à peau.
Y disparaître, nous tire
dans le devant, vers du beau
à lire autant qu’à écrire.
Dans le devant, vers du beau :
reparaît le souvenir.
Y revenir fait de l’eau.
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Allons-nous en ce qui passe
oiseaux dans le ciel, oiseaux
qui nous laissez de vos traces.
Oiseaux dans le ciel, oiseaux
à votre entour, vont, s’amassent
frissons comme sur la peau.
A votre entour, vont, s’amassent
où se retrouve de l’eau
courants, souffles, profonds, passes.
Où se retrouve de l’eau :
se trouve ce qui nous brasse.
Nous y allons, gros oiseaux.
Se trouve ce qui nous brasse
en souvenir, sur la peau
comme un frisson. Nous retrace.
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Cigogne, au-dessus, planant
qui te laisses, qui te laisses
cigogne, aller, au courant
qui te laisses, qui te laisses
porter, cigogne, emportant
telle adresse, telle adresse
porter, cigogne, emportant
l’air caresse, l’air caresse
dehors, avec toi, souvent
l’air caresse, l’air caresse
je vais, ceci m’important
ce courant que rien ne presse—
Je vais, ceci m’important :
qu’une cigogne redresse
la tête, en bas, d’un passant.
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Ton mouvement en tranquille
dans le nu, dans le mouvant
d’une eau indique le fil.
Dans le nu, dans le mouvant
rejoindre de ce tranquille
pour un moment—Pour longtemps.
Rejoindre de ce tranquille
s’y couler, allant, allant
pour longtemps (le temps défile).
S’y couler, allant, allant
cigogne, vers quelle ville ?
Celle d’un long temps, vraiment.
Cigogne, vers quelle ville
telle eau, rejoindre ? Pour tant
que passent, oiseaux, tranquilles.



[lilas] Un saut dans le vide - Colette Leinman[/lilas]

En plein ciel.

De la fenêtre de ma chambre, le toit en terrasse s’offre comme un magnifique terrain de jeux.

Mais interdiction absolue d’y accéder, car l’architecte, pour ne pas gâcher les lignes épurées de l‘immeuble, a évité tout obstacle visuel du style barrière, parapet, rambarde, ou garde fou.

En bas, côté cour, corset aux tiges métalliques, l’échelle de secours fixée au mur grimpe jusqu’au toit.

Même en me haussant sur mes pattes de gamine, aucune chance d’atteindre le premier échelon.

Par contre, la lucarne des toilettes donne sur le toit.

J’ai juste assez d’espace pour passer à travers l’ouverture de la fenêtre si j’enfile une jambe après l’autre.

Sur le toit il fait plus frais, la faute à l’esplanade où les vents s’invitent.

D’effort ou d’émotion, je tremble un peu. Je vois alors le problème.

Si les bords sont accessibles, le fameux terrain de jeu est miné par des plans dénivelés composés de pierre opaque et de verre coloré, rapport à l’éclairage naturel sur les bouches d’escalier.

Je longe le mur qui relie les toits des deux immeubles. Enfin, un peu plus assurée, je m’en détache et avance lentement.

J’ai une envie folle de crier, de chanter à tue-tête. Qui pourrait m’entendre ?

Par précaution, je marche à quatre pattes pour m’approcher du bord qui forme une sorte de pourtour assez large.

Le cœur bat à tout casser. Je m’assois.

Alors, c’est le calme, une grande joie encore mal réveillée, une grande fierté aussi d’avoir osé.

Je découvre des toits qui filent en pentes basses. Tiens, ici une cour intérieure, là le pan d’un mur d’ordinaire caché par un autre.

Je suis ici, en haut, si haut, si libre, et personne ne s’en doute, personne ne peut le deviner. Je veux crier : « Il y a quelqu’un qui vous regarde ». Mais inconscients, les gens pressés continuent à marcher sans même regarder en haut. Soudain j’imagine que peut-être quelqu’un m’observe aussi. Je lève la tête. Il n’y a que des nuages.

En bas, de petites processions de manteaux, un panier qui fait pencher quelqu’un sur le côté, des enfants qui courent et se poussent pour se dépasser. Tout semble si petit, si vulnérable. Si je voulais, je pourrais attraper quelques passants en tendant la main.

Je m’allonge lentement, prudemment, la tête sur le côté pour ne pas rater les allées et venues. Il y a école aujourd’hui. Je suis donc restée à la maison. Je m’approche un peu plus du bord pour regarder. Vertige.

Quelque chose de lourd me tire vers le bas, c’est à peine le poids de mon corps.

Alors c’est la panique. Je veux me redresser, me raccrocher, m’agripper à quelque chose, mais il n’y a que de l’air. Je vois du flou dans ce plongeon dans le vide.

J’essaie d’annuler mon poids, devenir légère le plus vite possible et voler au-dessus des chapeaux, des manteaux, au-dessus des arbres.

Ça ne prend pas de fin au milieu de la chute et la vitesse déborde de toutes parts. Elle n’en finit pas. Quelque chose que je ne connaissais pas, d’impossible à rassasier.

Je sursaute aux cris aigus de ma sœur qui, terrorisée, me voit sur l’équerre du toit interdit.



[lilas] I - Sabine Péglion[/lilas]

Vide…

les syllabes résonnent

Se heurtent à la paroi du temps

Se disloquent vibrent

On lance les dés on recueille la vie

Les mots s’offrent à l’écho du vent

Face au vide de nos pages

La main hésite tremble

Griffures là en marge

A construire à élever

à nommer

Nommer

Pour conjurer le vide

Pour accueillir la lumière

D’une présence

Nommer pour traverser le pont

De l’absence

S’attarder encore

À saisir cet instant

Près du jour

Évanescence d’une ombre

Dont on suit les contours

Les branches de l’arbre

Accrochent le silence du ciel

On navigue en cet enclos

De ramures en mâtures

On persiste on s’avance

Face au vide liquide

On risque les sons

Comme on lance légère

Au creux de la paume

La pierre plate si patiemment cherchée

La surface lisse ondule plisse

Ondes émergeant du silence

Être cette pierre avant qu’elle ne sombre

S’éloignant du rivage mais mouvante

Ellipse s’ouvrant au chant du large

Recueillant les mots au rythme d’une histoire



[lilas] Autour, le vide - Christophe Grossi[/lilas]

Au pied de leur supposé bateau ils nous avaient laissé le choix : nous enterrer ou surplomber l’autoroute (ils ne disaient pas les choses ainsi ici, ils parlaient plutôt de niveaux (–1, –2) et d’un parking-terrasse duquel (mais on ne le savait pas encore) un des occupants s’était jeté dans le vide il y a deux années). Préférant, ces derniers temps, nous éloigner des souterrains et du monde sous la ville, nous avons amorcé notre grimpée en nous moquant de ceux qui seraient avalés vivants par le noir ou cramés par les néons du dessous. Nous montions, confiants, rassérénés par les premiers virages qui avaient rouvert une des boîtes de l’enfance, celle où sont rangées les épingles à cheveux des Vosges ou des Alpes. Le grand était heureux, la petite ne parlait pas encore et pour l’heure elle dormait. Il y avait quelque chose de dépaysant à rouler sur des solitudes pareilles en plein après-midi, un lundi. En haut, comme le vent soufflait nous avons convoqué les indiens, les sorcières, les grands pins (il ne manquait plus que le chacal) : le grand mimait tout, la petite dormait contre, tout contre (bébé kangourou) mais autour de nous, le vide, et en bas, un cimetière. Autour, le vide : c’était notre récompense ou notre punition.
Nous étions seuls, la plupart du temps nous étions seuls, sauf quand un désespéré tentait une dernière valse en troisième et droit dans le mur. Le grand disait « N’importe quoi celui-là », la petite faisait des bulles, j’avais un point sur le côté gauche, au-dessus du cœur (poumons, bronches ?), de temps en temps ça brûlait ou piquait, parfois je manquais d’air.
Les murs étaient un peu hauts, il me fallait le porter à bout de bras et le faire redescendre assez vite, il tremblait. Le vide autour il disait lui aussi une fois les deux pieds à terre, ça signifiait qu’il valait mieux ne pas rester trop longtemps ici. Alors il serrait la main, la confiance revenait, et les questions.
Nous avons :
— fait le tour du parallélépipède rectangle, tap-tap-tap, du décor, en évitant quelques rares morts-vivants qui conduisaient une berline, un 4x4
— longé des murs aux couleurs trop vives
— recensé tous les locaux techniques 1, 2, 3, 12, 20, 21, stop, aux portes bleues
— croisé quelques chariots métalliques, des malles rouges en matière plastique et des outils qui pourraient devenir des armes, des haches de préférence.
Autour, le vide et plus bas le trafic – comme quoi tout n’était peut-être pas perdu.
En nous rapprochant des murs peints en jaune rouge brun gris, nous avons remarqué quelques fissures. Nous nous sommes dit que des ongles avaient longtemps gratté ici et qu’ils avaient peut-être tenté de nous dire quelque chose de leur passage dans le décor-ciment mais ça faisait bien longtemps que j’essayais de ne plus comprendre cette langue-là. Autour, le vide et nous serrés tout contre griffés par le vent ou courant bondissant sautant dans les deux bras ouverts là-bas, notre délivrance.



[lilas] Je suis né - Matthieu Baumier[/lilas]

à Eva-Maria Berg

Je suis né

dans un pays de neiges

et de cendres

Pays où l’on n’arrive

Jamais.

Et que jamais,

on ne quitte ni ne connaît

Pays d’où personne ne vient,

le soleil croît

en larmes de cendres,

débris de neiges noircies

et d’âme engloutie

dans l’étincelle

des silences enfuis

Je suis né – ici,

ainsi que naît la peur.



[lilas] Je … vertige … je - Isabelle Pariente-Butterlin[/lilas]

Je … vertige … je / tombe n’est-ce pas ? Je suis en train de tomber, de haut, de suffisamment haut pour avoir le temps de dire que je tombe, de prononcer cette phrase, sur un mode interrogatif, je tombe, n’est-ce pas ? La chute doit être longue. Il est possible évidemment que ce ne soit qu’un rêve, il est possible, il demeure possible que ce ne soit qu’un rêve, rien de plus, il se traversera comme les nuées, aussi facilement, sans opposer plus de résistance qu’une nuée qui se défait, se déchire sur les sommets, on dit qu’elle s’accroche à eux mais elle se défait, se disloque autour d’eux, et puis finalement, toujours, elle passera et le rêve se traversera comme les nuées sans qu’on puisse déterminer avec la plus parfaite certitude si elles existent ou si elles n’existent pas, s’il existe, s’il n’existe pas. Je ne vais pas / m’écraser, m’écraser au sol, il n’y a pas de raison, je vais pouvoir remonter la pente, la chute, le déséquilibre, je vais remonter / la verticale de la chute, tendue démesurément dans l’espace que je ne mesure pas, soudain désorientant, j’ai perdu tout orient dans l’espace que je parcours, en chute libre, que ma chute traverse mais si la verticale de la chute se descend, il n’y a pas de raison, n’est-ce pas ?, pour qu’elle ne se reprenne pas, dans le sens inverse, verticale inversée, ce doit bien être possible, on doit pouvoir tout annuler, on peut toujours tout annuler, et si ce n’est pas possible, pourquoi ne le peut-on pas ? On devrait pouvoir tout annuler. Je ne peux pas exclure l’hypothèse que je sois seulement en train de m’endormir dans la protection calme de mon lit, cela demeure possible, jusqu’à preuve du contraire, et tant que je n’ai pas la preuve du contraire je veux croire obstinément que je flotte seulement entre les eaux du rêve et celles de la veille, cela provoque parfois des à-coups, comme si on tombait, il est possible que je ne tombe pas, même si l’impression de la chute est vive et perçante comme un vent glacé. Pourtant cette impression, que le sol est à distance, à une distance que j’ignore, dont j’ignorais qu’elle fût possible, loin, si loin, pas comme on se baisse pour aller chercher entre les lattes du parquet un minuscule objet, mais loin, si loin, de tout, de moi. Cette impression de flotter ne serait pas désagréable si on ne savait avec certitude qu’elle va se finir / brutalement. Il y eut des corps, jetés dans le vide, ils tombèrent, jetés dans le vide, ils furent jetés dans le vide par d’autres, par l’impulsion d’autres mains, d’autres volontés, que les leurs, ils furent jetés dans le vide, ils tombèrent, je ne veux pas imaginer quelles furent leurs dernières pensées, elles sont tacites, elles sont à eux, il y eut des corps jetés dans le vide, une main les poussa, qui n’est pas une main humaine, elle les poussa, ils tombèrent, dans le vide, chute libre, imposée par d’autres, on ne peut pas, dans la chute, ne pas penser à eux et rejoindre la prière tacite qu’ils adressèrent … C’est un cauchemar. Le réel soudain rejoint le cauchemar, il faudrait en prendre l’habitude, il faudrait admettre que c’est possible et que souvent le réel est un pire cauchemar que les cauchemars de nos rêves, il ne se laisse pas traverser si aisément, même dans la verticale d’une chute libre. Les corps soudain se rattrapent, se rejoignent dans la course dans le vide, les corps s’amenuisent, se défont, se déglinguent, se distordent, se disloquent, un peu plus tard, dans la chute les corps tournent et retournent, et l’être se traverse de vent. Il y a des rêves si étranges, et si vivement réels qu’ils donnent l’impression au réveil que le monde est presque inconsistant, je ne suis pas sûr d’avoir plus de consistance qu’un rêve, que l’image d’un rêve qui se dissociera, disloquera au réveil, on ne peut être sûr de rien, sinon de cela, qu’on n’a pas tellement plus de consistance qu’un rêve, que le peu de consistance qu’on a de plus qu’un rêve ne suffit pas à nous en différencier, à nous en distinguer, sinon au moment / de la chute / sinon au moment / du réveil. L’être se traverse de vent.



[lilas] Affole le risque d’ombre - Isabelle Lévesque[/lilas]

Affole le risque d’ombre : je glisse
à trois sur toi, croque le bleu du mur,
c’était le ciel, papier froissé : la feuille
dressée des maîtres écoliers. Tu étonnes
le soleil resté là plus bas (quatre murs).

Nous survolons les étoiles
d’où nous sommes, nous carrés,
calqués sur la brume. Fin août
dans ton haleine, sur les rochers,
le mur abattu te rejoint.

Sur tes lèvres, un goût, quel ?
Miel - châtaignier, tilleul, trop clair.
Dis, hulule. Le fruit retourne ta bouche
(qui est qui ?). Je coordonne,
je rapièce, ta prisonnière frissonne.
Trop de lettres : tu cries.

Pronom, prolongement. Nous
nus circonscrits, le cri – tu.



[lilas] L’Envers du monde - Marilyne Bertoncini[/lilas]

Saisi au miroir de l’eau
le vol inversé de l’oiseau fluctue
poisson entre les algues

Ou le poisson est-il reflet
entre saules et peupliers
dessinant un trajet d’argent ?

Qu’importent l’oiseau, le poisson -
je baigne dans le soleil
le ruisseau poursuit sa chanson
et l’in/stant coule comme le miel



[lilas] Au vol (suspension naturelle du déplaisir) - Paul Sanda[/lilas]

Il me paraît que tout acte porte
en lui-même sa justification.

(André Breton)

J’ai toujours le désir de t’atteindre, de te cerner au vol subtil de nos amours, c’est pour que le fuchsia de ta lèvre me livre ton lilas d’Espagne, et puis relève ta jupe sur le rempart... Mais, pour peu que nous nous roulions dans les ciguës, les murs sembleront à nouveau se dresser, renaître à leur fonctions ancestrales de replis et de défense, herse hérissée pour la protection subtile de nos âmes : depuis ton souffle, je n’ai d’autre horizon que de t’inventer plus haut, jusques dans la paume de la déesse. Je te découvre pour moi, comme j’ai le besoin de te savoir, et combien tu recrées ton nom dans le sillage aérien de mon plaisir si cru : te dire alors que nous contemplerons ensemble le lever de Vénus, cette étincelle qui pose son feu sur la splendeur de notre rêve, et sur le chant presque étranger de notre vie. D’une caresse à l’autre, je te touche doucement... ; je sens la crainte du désastre se former dans ma main – je repense aux vieux souvenirs faits de ruines, qui recouvrent la poussière de mon espace viril – je pense au goût amer de nos larmes, à cette suspension naturelle de nos regrets où rien ne sert de fuir ; et que l’asservissement sublime de ta beauté suspendue, presque tropicale, peut se blottir au bourdonnement des coccinelles, des libellules qui ne se déclinent pas : non, il n’y a plus rien dans l’écart, ni dans l’interstice, entre nos deux corps, entre nos deux peaux ; te dire aussi que j’étouffe, déjà...

Et je cours sur nos pierres tant aiguës, sur la masse brutale du notre silence nocturne. Oh, crois-tu en nos corps, et nos corps sont-ils été assez dévorateurs pour se dresser sous la barbacane parmi les cris des choucas ? Et ta jupe fendue continuera-t-elle à vaporiser de la sueur sensuelle sur mon torse ? Pour que je te cherche entre les feux de ta palpitation, ou sous les essences sémaphoriques de ton ancienne nuit... Ta voix est avalée par le brouillard qui s’opacifie au-dessus de notre ciel. Si je te désire dans notre suspension, c’est que je ne désire que toi, pleurant à l’évangile de Judas. Et si je caresse nos rampes, nos escalades, sans parvenir jusqu’à ton bras, c’est que je ne peux te permettre de me percer au jour, au grand désir de ton esprit flamboyant. Notre saut se prépare, au-dessus de ton visage de femme, dans un vide si proportionné : c’est sûrement parce que je dois passer, changer, perdre l’accès, gagner la voltige, jeter la pièce et la prendre au vol, à l’instant où tu t’éparpilleras en mille figures de splendeur... C’est que je te joue d’un autre chant, sur le revers de tes spectres millénaires. C’est bien que je te veux où tu n’es pas, où je ne peux te trouver, dans le vertige, dans le vestige de l’enfance meurtrie, dans l’oubli de ce que nous avons pu franchir. Je sais que cet amour se peut, et que sa métaphore passe par nos mains accomplies comme des ailes. Peut-être crois-tu ce que nous devenons avant que de le vivre, comme les autres ? comme nous le saurons indéfiniment si nous n’épuisons pas la nuit de cet écart : il n’y aura plus rien dans la puissance de nos aspirations.

Mais je ne suis plus cet homme aux sourcils si violents, qui pour une fois encore suivrait à tes yeux le sillage de la joie et de la plénitude : je veux savoir réinventer mes sentiments, oublier à la fièvre, et combien ton cœur est rapiécé, de failles et de manques. Ainsi la douloureuse continuité sera-t-elle parfaite, en la chair, dans nos chairs, tu n’auras aucune peine à établir une voie entre ce que nous avons ouvert et ce qui devra toujours se tenir absolument fermé. Il n’en ira jamais autrement de notre amour cruel, de nos ébats terribles où j’insinuerai les tranchants du désir sur l’extrême de ton ventre animal : ici par un livre du Baron Corvo, là par une monnaie gauloise, un pentacle planétaire et une prière à saint Jude, un pavé du bagne de Cayenne et un masque vénitien qui te montrera dans l’extase, un élixir magique fait de la pierre philosophale. Rien ne pourra paraître à ma chaleur alors, rien ne semblera mené à s’épanouir dans l’angle muet de ton miroir qui exultera inlassablement. C’est que je ne peux balayer la nuit de ton sexe, dans le murmure d’un baiser tant meurtri : notre chambre s’évidera, elle se désemplira de nos hurlements de chats, et nulle sonorité vivante ne viendra plus y résonner pour y vibrer, s’y épuiser jusqu’au bout pour y mourir dans les buis...

Alors je lèverai les yeux vers l’au-delà, vers le luminaire brumeux, c’est par-dessus ton front si magnifique que je témoignerai de mon expansion... ; puis je me jetterai entre tes yeux, et je découvrirai l’endroit exact du rayonnement tant physique, et puis je plongerai de l’arête cosmique jusqu’à l’oblique de ta peau, comme se figera encore un peu du poison de nos griffes et de nos pluies atroces. Je murmurerai à la nuit ce que tu sais de mes flèches, de cet érotisme si odieux qui ne sait pas devenir plus érotique encore, quand l’attraction furieuse se brise et se disloque ; voici que le visage aimé lui-même se dérobera à la lumière, à la magnificence de nos caresses magnétiques, que la magie du cœur se hâtera au compromis de la raideur involontaire... Oui, pour toi, je croirai en notre amour inconditionnel, en cet amour qui s’inscrit dans la générosité et la compassion ; et si notre amour est tant coïncident, c’est parce qu’il peut transformer l’égoïsme en abnégation, l’enfer de la tragédie vitale en somptueux festin. Voilà, c’est au vol, au jugé, c’est par la vitre qui s’ouvre sur l’orient que je nous épuiserai : ah te dire une fois dernière la suspension naturelle du déplaisir... Je suis entré jusqu’en la moelle de tes os, ainsi épouserons-nous notre poussière immortelle, mêlée à la terre de notre union féroce, pour l’éternité.



[lilas] Saut dans le vide : Bribes de vigilance - Hélène Kolawski[/lilas]

mercredi 7
Le carnage est fait. Une balle en plein l’enfance, en plein la France.
Mais la petite fille est née. Saut dans le vide.

jeudi 8
Minute de silence. Puis les soldes.

vendredi 9
Parle moi. Je me tais. J’écoute le silence des psaumes.

samedi 10
Pas un son. Heures murées.

dimanche 11
Après les millions, la République fait le vide.

lundi 12
L’enfant n’ira pas à l’école. On ne saute pas à l’élastique à cinq ans.
L’oncle fait un AVC.

mardi 13
Les soldats sont devant l’école. L’enfant est dans l’école.

mercredi 14
Les enfants prennent leur cours de théâtre. Abîmes de la comédie humaine.

jeudi 15
Les Américains ont débarqué. Venus soutenir, encourager. Après sept jours d’hébétude, entendre une voix qui lance :

  • Get up !
  • Get up !
  • Get up !
  • Debout !
  • Debout !
  • Debout !

vendredi 16
Recevoir un chabbat entier.

samedi 17
Promenade au parc. Les yeux derrière. Lieu sans surveillance. Étendue ouverte. Images surperposées, défilés de guerre. Larvée, éclose. Bombes, snipers. Marchés. Gamins morts d’avoir traversé la rue. Gâchis de jeunesse. Europe gachette.

dimanche 18
L’atelier d’écriture a repris. Travaillons la matière du texte.

lundi 19 .
Il y a encore des lundis. Et des reprises acoustiques. Une fille qui chante : You’re not alone…

mardi 20
Envoie le papier. On ne sait jamais. Peut-être qu’ils seront intéressés.

mercredi 21
Saut dans le vide. On le fait parce qu’on en a envie ou parce qu’on y est obligé. Parce que la guerre est là et qu’elle se rapproche. Parce que même dans le vide on ne peut tout lâcher, surtout pas ta petite main. L’enfant a marché sur la lune avec Neil Armstrong. Retour sur terre avec trois parachutes. J’aimerais que ce soit cela qui m’attende. Mais non, c’est dans le vide que je saute. Je ne rentre pas à la maison. Pas d’élévation. Saut. Migration.

jeudi 22
Des mots dans le vide. Justes même dans le trop-plein. Sons, images, bribes de mélodies murmurées, chant qui te hante. Livre lu un jour où un homme s’accroche à des livres dont il se souvient encore. Bribes de lettres dans la boue. Vigilance. Trop plein de ville : gens, enfants, brigands, bonnets de laine et bottes glacées. Kiosques où s’achète un journal vert. Café, chauffage. Embrasse ton frère, il va bien aujourd’hui. Guitare, cigarette et barbe de cinq jours. Bonnet de laine lui aussi. Accord plaqué. Respire.

vendredi 23
Une fois de plus, une fois de trop. On ne comprend pas assez ou trop bien. Saut dans le vide parce que c’est la mort au bout tout de même. Ou la survie. Repète encore : Chema Israel. Ces paroles aujourd’hui. Elles t’accompagnent quand tu te couches, quand tu te lèves, quand tu marches, quand tu cries, quand tu couches ton enfant. Quand l’eau coule, sèche sur les joues grises de la ville. Chema Israel. Sanglot des ancêtres une seconde avant la balle, fosse creusée par les morts de dans deux minutes. Chema Israel, ça se dit comment, là bas, sur la montagne désséchée, derrière les voiles, dans la savane et dans la brousse ?

samedi 24
C’est Dieu qui l’a voulu, tout est entre ses mains, dit la copine. Moi, journal vert, mains enfoncées dans les poches. La copine, son Dieu et ses jupes longues. Moi et le mien qui se tait. Envoie des signaux dans le vide. Je regarde autour.

dimanche 25
Par zéro degré : bonnet ou foulard ?

lundi 26
Interdiction de pleurer en ville. Impudique. Et pas très pratique. Les brigands pourraient te voir, te voler l’ordinateur, la mémoire, le cri couché sur la page. Mais comment écrire quand pleurer, rêver sont remplacés par une vigilance omniprésente ? Et comment être vigilant lorsqu’on saute dans le vide ?

mardi 27
Éclat de vif sur pavé gris. La Black au bonnet tressé - Marianne ou Maryame ? Les filles regardent le vernis qui brille sur leurs ongles. Parce qu’il nous reste encore ça. L’émotion d’une couleur.

mercredi 28
L’oncle rentrera bientôt de l’hôpital.
La petite fille est déjà là.

jeudi 29
Les vigiles aussi debout. Brassard orange sur justaucorps noir. Présentez sacs. Bonjouraurevoirmerci.

vendredi 30
Vigilance rouge tourne à l’orange : pas de saut sans être poussé. Accommodement, tolérance, usure. Un jour, nous sauterons dans le vide.

samedi 31
Un jour, le printemps. Épandage dans les campagnes, odeur de purin sur la ville. Ciel chargé, nuée pas encore opaque. La ville, presque à plein.



[lilas] Saut dans le vide - Marie-Josée Desvignes[/lilas]

La vie libre commence avec la distance qu’on oppose à ce qui nous entrave. (Cercle, Y. Haenel)

J’ai grandi avec la peur. Ma mère avait peur de tout pour nous. Peur qu’on ait froid, peur qu’on ait chaud, qu’on soit malade ou trop plein de vie, peur qu’on ne s’endorme pas, peur qu’on ne se réveille pas, peur qu’on grandisse trop vite, ou pas assez, peur qu’on ne mange pas, ou qu’on mange trop, qu’on devienne gras ou qu’on soit trop maigre, qu’on ne réussisse pas nos études ou qu’on décide de partir pour en faire, peur qu’il nous arrive quelque chose ou rien, pourvu qu’il t’arrive rien ! peur qu’on meure, peur qu’on vive... ? La peur n’évite pas le danger, dit-on. Elle avait peur de savoir aussi, elle préférait ignorer ce que nous faisions quand elle était contrainte de se séparer de l’un d’entre nous. Me concernant, elle se déculpabilisait en se donnant l’illusion que j’étais « au chaud », peu importait que le loup se cache dans la bergerie. Les préventions suffisaient : méfie-toi des hommes, ma fille !
Plus tard, quand on avait quitté la maison, elle voulait savoir si on était bien arrivé, juste ça : être arrivé, ça suffisait.
Je n’ai jamais sauté en parachute, l’idée même ne m’aurait pas effleurée, même si je rêvais d’être hôtesse de l’air. Je n’ai jamais sauté en parachute mais toute ma vie, je n’ai fait que sentir le vide sous mes pieds. L’angoisse que génère la peur poussée à son paroxysme provoque des vertiges irréversibles et incontrôlables. C’est particulièrement paralysant car ça survient n’importe où, n’importe comment, le plus souvent quand on ne s’y attend pas. Parfois, ça me prenait en plein cours ou en plein atelier, au milieu de la foule, ou dans un lieu clos, et je tombais sous les yeux médusés de mes élèves ou mes étudiants qui s’inquiétaient toujours pour moi. Ca arrivait souvent, trop souvent. C’était humiliant à force. On me conseillait de rester chez moi. On prenait de mes nouvelles. On s’habitua à ne plus me voir. Je n’y retournai pas. Il m’a fallu longtemps pour m’en débarrasser. Je crois qu’ils ne disparaîtront jamais tout à fait mais j’ai appris à les reconnaître, à les télescoper. En respirant, juste ça, respirer. Aujourd’hui, je souffre d’agoraphobie, de claustrophobie aussi, je ne prends jamais les ascenseurs. J’ai dû vaincre ma peur des bus et ma phobie des trains. J’ai beaucoup conduit, trop, et trop vite, aujourd’hui, j’ai peur de conduire. S’il m’arrive de prendre ma voiture, j’ai peur de me perdre, je ne fais que de courtes distances et en des lieux connus. Je rêve de voyages mais j’ai peur de prendre l’avion et aussi le bateau. J’ai peur à la mer et j’ai peur à la montagne. Il fut un temps où j’avais même peur dans ma chambre, tous verrous tirés.
J’avais peur jusqu’au vertige. Phobique.
Un jour, j’ai fait un saut dans le vide. Un jour, mon corps s’est révolté. L’immobilisme dans lequel on l’avait installé, les chaînes qu’on lui avait imposées ont explosé. J’ai tout quitté. Pour me sauver, j’ai fui, je me suis sauvée. Durant une année entière, mon sang trop longtemps contenu s’est révolté, ses digues ont cédé. D’hémorragies en hémorragies, j’ai navigué à vue, dans cette mer opaque et glauque, la peur toujours, le sang, la vie. Pour sauver ma vie, je devais la perdre. La peur qui déchirait mon cerveau essayait de prendre le dessus, se rebellait sans doute de n’avoir pas eu le dernier mot. Je me laissai porter par le charroi sanguinolent que mon corps exsudait. Je n’en dormais plus. Il m’arrivait de rester plus de soixante-douze heures sans dormir, une vraie torture. Rien ne m’apaisait, mon corps rejetait toute forme de médication chimique. Aucun anti-dépresseur ne venait à bout de mes angoisses, accentuant les vertiges, ils me faisaient avoir l’air d’un fantôme. Ma conscience bien trop alerte ne supportait pas d’intoxiquer ce corps qui lui échappait complètement. Demeuraient quelques résidus de mauvaise conscience pour tout ce renoncement qui me tordaient le ventre et du courage aussi. Je devais aller au bout de ma décision, il me fallait connaître le vide absolu. Fuir n’avait pas été la bonne solution. Le vide sous mes pieds n’était rien à côté de celui que je devais rejoindre en moi. S’abandonner et plonger, voilà ! Le seul lieu immobile et mobile à la fois, sans danger, caché au fond de moi. Je me suis souvenue. C’était dans les mots qu’était mon exil. Depuis toujours.
J’ai senti le vide sous ma langue. Le verbe était inscrit bien profondément et bien avant tout ça. Silence et plaie mêlés délivraient leur mystère ; l’amplitude de la plume supplantant l’aphasie l’aphonie ou quelque autre gangrène. Laissant les oripeaux aux multiples Mycènes, j’ai cherché une langue aux frontières plurielles qui, enfant déjà, quadrillaient ma rue et aussi mon quartier. Au milieu de ce métissage, je me trouvai une famille en chacun, leur différence était mienne, l’italien, l’espagnol, le portugais, l’albanais, l’arabe, le chinois, ou le turc. De ces exilés, je n’eus jamais peur malgré les prudences de ma mère. La musique de leurs langues m’enchantait. En chacune, oui, je savais me trouver ou me perdre sans que jamais aucune ne me lie à rien. Impression de liberté à laquelle aspirent ceux qui n’ont pas de patrie. J’étais restée trop longtemps dans l’antre humide de ma folie, mais derrière ma prison s’écrivait le poème —qu’est-ce que bâtir une vie, sur du rien, sur du sable et s’élever quand même ?
Je sentais le vide sous mes pieds. Mais je ne tombais jamais, j’étais aspirée vers le haut.

Tourments
bourrelets du temps
lacets perfides
lames sans soleil
souffle
l’amère chanson qui monte du
ruisseau

Glisser sur les pentes rouges du temps
la vie
cette chute dans le gouffre infernal



[lilas] Mary Poppins - Frédéric Fiolof[/lilas]

Il y a toute une famille qui avance sous la pluie. Le père, la mère et les trois enfants. Ils marchent sur le trottoir d’un boulevard où le nom d’un même héros fusillé traverse toutes les villes. La femme porte d’une main plusieurs sacs en plastique remplis de courses et un lourd cabas. De l’autre main, elle s’abrite tant bien que mal sous un parapluie rouge. Les deux plus jeunes enfants, serrés contre elle, chouinent, pleurent, font claquer de l’eau sous leurs pieds. Le mari tient aussi un parapluie et marche un peu en arrière, à côté de l’aîné qui écoute de la musique sous son casque. L’homme hurle en direction de la femme des paroles qu’elle n’entend plus. Mais qu’elle perçoit encore avec son corps, par légers tressautements. Elle ne se retourne pas, ne répond pas et progresse, la tête rentrée dans les épaules. Soudain, une flaque d’eau infranchissable l’arrête. Elle pose ses sacs, déplie son corps allégé et tend vers le ciel le bras au parapluie. Elle s’élève, d’abord lentement, et soudain très vite. Elle dépasse maintenant les derniers étages des immeubles et s’enfonce dans les hauteurs de la ville. Il n’y a plus qu’un minuscule caillot de sang dans le gris des nuages. Et puis plus rien avec tout en bas, quatre silhouettes grises. L’homme s’est tu. Les enfants ont cessé de pleurer et sous le casque du plus grand, c’est le silence. La famille la cherche, ahurie, détrempée, le cou tendu et la main en visière. Le plus jeune des fils demande : est-ce que maman a sauté dans le puits du ciel ? Mais personne ne répond. Il demande : est-ce qu’elle a blessé des oiseaux en sautant dans le ciel ? Il prend une baffe. C’est pour les oiseaux blessés, dit le père. La pluie n’en finit pas de tomber du ciel vide. Et ils commencent à avoir mal au cou, tous les quatre. Pourtant cela ne dure qu’une minute, pas plus d’une longue minute. Maintenant elle est redescendue. Elle a repris ses sacs, son cabas. Avec des gestes lents. Les enfants braillent à nouveau, le mari crie de plus belle. La femme ne contourne pas la flaque immense. Elle a de l’eau jusqu’aux mollets et elle avance, morne, voûtée, vaguement tenace.



[lilas] Les jumelles - Jérôme Bourdon[/lilas]

On est sur l’A1, Paris-Marseille, ce matin du 9 novembre 2011, et Martha qui était plongée dans son ordi à l’arrière, s’est exclamée, tiens, mon Mac il s’est adapté, il a écrit la date d’aujourd’hui à la française, 9/11/2011 (elle a fait l’effort de dire, soigneusement, la date en français), mais pour moi nine eleven, c’est le onze septembre, c’est l’attentat des jumelles.
Dans la voiture, personne n’a réagi. Moi j’ai mis un petit moment à comprendre. Les jumelles, c’est comme ça qu’elle a dit, en français et nous on doit traduire en franchouillard : le Worde Traide Céneteur. Elle a appris le français si vite, ma belle-fille, qu’on oublierait presque qu’elle ne code pas la réalité pareil. Pas les dates. Pas les événements non plus, surtout celui-là. Pour nous le 11 septembre, c’est une grosse encoche dans le bois du temps. Juste un peu plus grosse. Pour Martha et les Américains, c’est beaucoup plus. Il y avait deux mois, j’avais su qu’elle était restée plantée devant son ordi à regarder des cérémonies à New York, nous on s’était dit tiens dix ans déjà. Et puis les chiffres, ce n’est pas pareil. Le 9/11, c’est devenu un code de la peur, nine-eleven. Naïn wone wone c’est le numéro des urgences il l’a fait exprès Oussama, c’est une des plaisanteries qui ont couru après, qu’elle nous avait racontée un jour, on avait souri poliment. Et en plus, New Yorkaise, elle avait vu ça de ses yeux, pas moyen de se dire que c’était un trucage, le plus grand canular du siècle, elle était descendue acheter le journal et remontait l’avenue, et très lentement, là encore je me souvenais de l’unique fois où elle en avait fait le récit, « ça a pris très très longtemps, c’était un grand ralentissement ». Le 11 septembre pour Martha c’est aussi un paysage de famille qui s’écroule, deux grandes jumelles frappées dans son ciel, son horizon à elle.
Le temps que je décrypte, et bien sûr à l’arrière les petits n’avaient rien compris, à peine interrompue la conversation était repartie sur l’été de la Saint-Martin qui nous attendait à Aix (j’ai pensé vaguement que pour Martha c’était l’été indien, comprenait-elle, j’ai laissé passer le moment de traduire), sur la tante Marianne qui avait sûrement préparé le gigot et la tarte aux rhubarbes (Tom, dit ventre-à-pattes), et les trois autres de faire chorus.
Comme cela arrivait souvent, notre belle-fille est restée silencieuse le reste du trajet, et je me suis demandé si, peu à peu, au fil des ans, elle ne sombrerait pas dans le silence total, si elle ne se demandait pas déjà ce qu’elle était venue faire dans ce pays, dans cette famille qui l’aimait bien sans plus et ne la comprenait pas. Adorée par son mari, notre cher fils unique, le hightech absentéïste (bien sûr il n’était pas dans la voiture et nous rejoindrait pour le week-end), elle se trouvait « confiée » à sa belle-famille où une fois célébré le culte des enfants, la conversation s’encalaminait bien souvent. Je faisais quelques efforts, mais ma culture américaine se limitait à Hollywood. Et ma Mina, elle savait l’anglais bien mieux que moi mais elle faisait très peu d’efforts. Oh jamais désagréable. Rien à lui reprocher. Simplement, elle s’arrêtait toujours au bord de l’intimité que, clairement, Martha avait désirée, au moins au début.
Mes pensées sont revenues au 11 septembre. Je me suis souvenu, moi aussi, seul dans mon coin de voiture, comme on peut l’être quand on conduit. C’est ça que j’aime dans la conduite, le droit d’être seul parmi les siens. Et puis, un peu vieux, un peu sourd (pour l’instant juste un tout petit peu), cela me donne encore plus le droit à mes pensées tranquilles, je m’y promène, parfois, je m’y enfonce, dans le sable lourd de mes pensées. J’aurais voulu me tourner vers Martha et lui dire, moi non plus, tu sais, je ne suis pas tout à fait dans la voiture, tu es au pays d’Amérique, moi dans celui des durs d’oreille et des angoissés, un pays où j’ai un peu peur de disparaître un jour.
Le 11 septembre 2001.
Le 11 septembre 2001 ma nièce Lila n’avait pas six ans, elle était avec nous devant la télévision, la seule enfant, mais personne ne l’avait remarqué, on était tellement pétrifié par les images, et les traînées comme du phosphore qui tombait des tours, on s’était dit c’est du gaz, des pièces de l’avion, des petits bouts de tour, jusqu’à ce qu’un journaliste explique, la voix tremblante, que c’était des gens qui.
Après avoir agité les mains, les bustes, tout ce qu’ils pouvaient de leur corps, par la fenêtre, appeler au secours, ils se.
À cause du feu, ils allaient brûler.
Comment on choisit de faire ça.
Depuis ça me hante. Comme si un thème de mes cauchemars était venu s’installer en plein dans la réalité.
J’ai stoppé l’invasion des pensées noires, me suis concentré sur la conduite. Mais tout était normal, le compteur calé à 110, trois grandes bandes blanches me séparent du camion devant, autoroute, permis de rêver un peu, et j’ai replongé.
Lila a dit : ils sont gentils, les gens, ils disent coucou, coucou, par la fenêtre.
On s’est tous retourné vers elle. On était cinq. Elle a éclaté en sanglots. Je n’ai jamais su, et c’est trop tard pour lui demander, elle ne se souvient sûrement pas, si ça lui a fait peur, ces cinq adultes soudain tournés vers elle, ou si dans nos yeux elle a compris ce que le journaliste avait formulé de façon trop alambiquée pour ses six ans : qu’ils ne disaient pas coucou, qu’ils étaient au désespoir, qu’ils allait mourir, et qu’à la fin ils choisissaient, plutôt que le feu, le saut dans le vide. Tous d’ailleurs choisissaient, on ne saurait jamais. Dieu, la peur !
À quoi ils ont pensé, ils ont eu le temps, la chute est longue.
Bon dieu le camion, je suis à dix mètres, lever le pied. Doubler, pas la peine. Personne n’a l’air de remarquer que je ralentis. Pense au mot de Martha, « un grand ralentissement ».
Et puis il y a eu la catastrophe de vol d’Egypte air. Je ne trouve jamais, dans ces articles sur les catastrophes aériennes, des spéculations sur les derniers sentiments. De ceux qui tombent. Pendant la chute vers la mort certaine. Il n’y a plus beaucoup de tabous dans la presse mais là, si. J’ai voulu penser que c’était par respect pour les familles des victimes, mais le respect, comme tout le reste, tant de journaux le mettent à l’égout…. Non, c’est la peur. Parce que dans ces lieux si sûrs, si technologiques, nos avions, nos tours, on devrait être en hyper-sécurité. Soudain la peur qu’on tait, dans ce monde qui se croit capable de parler de tout.
En bagnole aussi, on parle des accidents de façon bizarre, plus souvent, comme un accident de météo mais qui n’arrive qu’aux autres. Pourtant, j’en ai eu un, petit, tout seul dans la voiture, il y a trois mois, c’était la faute de l’autre mais on meurt aussi bien de la faute de l’autre. La voiture, on y meurt on s’y blesse avec certitude, tous les ans par milliers. Je conduis ma famille dans une voiture maintenant, femme enfants belle-nièce une nièce qui à l’âge de Lila en 2001. Suis remonté à 140. Allez, relever le pied. L’aiguille atteint comme à regret, 130. À quelle vitesse on tombe dans le vide. Le trafic se densifie. Un peu moins vite encore. Il y a des filets de brouillard, ils n’avaient rien dit sur Autoroute FM.
C’est quoi une chute dans un avion ? C’est pire ou moins, que directement dans le vide ? On se croit un peu protégé par la carcasse de fer qui tombe comme une pierre immense lâchée par Dieu ou Satan, d’un seul coup ?
Dans la catastrophe d’Egypte Air (elle se moquerait de ma prononciation, Martha, si elle entendait mes pensées), l’avion avait amorcé une première chute, puis s’était redressé, avait repris son vol à l’horizontal. Et deuxième chute. Comment ils avaient résisté à la première panique. Combien étaient morts d’une crise cardiaque. Combien avaient remercié Dieu, frénétiquement, avant de le maudire à jamais. Marrant comme l’athée que je suis mets toutes ses peurs à la sauce Dieu.
Tout ça sur la route des vacances. Se rappeler, les vacances. Le petit brouillard s’est levé, le soleil d’hiver est apparu juste quand le hideux panneau marron de l’autoroute annonçait l’entrée en Provence.
À quoi tu penses, grand-papa, m’a demandé Tom, ma chère fine mouche. À rien, mon chéri, à rien. Je pense au type qui satisfaira ma curiosité, qui écrira enfin l’article : à quoi pensent les gens dans un avion qui tombe ? Je me jetterai sur l’article ou je le fuirai ?
Une autre petite question flûtée dans mon concert d’angoisses : Tu es content de partir, hein ? Oui, mon chéri, très content (je serai encore plus content d’arriver, mais un grand-papa c’est un parangon de calme, un hyper-papa, ça rassure, je ferme fort mes dents – encore une majorité de dents vivantes mais le plastique gagne, à quand le dentier ? – sur mes pensées, comme si j’avais peur qu’elles se jettent hors de ma bouche, brûlantes traînées de phosphore, pour empoisonner l’atmosphère).
Enfin, la voiture s’est garée, comme toute seule, en faisant doucement crisser le gravillon, devant le grand pavillon de la tante Marianne. Ils sont sortis dans la hâte, Mina a extrait les deux plus gros bagages du coffre, elle sait que depuis mon petit accident le bras droit ne peut plus rien porter de lourd. J’ai pris mon temps pour descendre, Martha aussi. J’ai pensé, espéré, qu’elle avait dû s’endormir. Je me suis tourné vers elle, j’ai eu envie de partager, mais quoi. Lui ai lâché : « Vous m’avez fait penser au 11 septembre, aux deux jumelles. J’ai réfléchi à la façon dont vous avez dû vivre ça, de si près ». Elle a enchaîné comme si elle venait juste de faire son commentaire d’il y a deux ou trois heures : « Oui, ça a laissé son trace dans ma mémoire, très profond ». Elle m’a souri. Et je lui ai souri en retour, moi aussi, un peu moins seul avec mes peurs qui pourtant n’étaient pas les siennes. Dehors la tante Marianne embrassait les petits et tout le monde riait.



[lilas] En l’absence de conjonction radieuse - Nolwenn Euzen[/lilas]

Flatus vocis express

N’importe quel

Avons décidé de.

Chaque mot...

(En l’absence de)

Conjonction

Radieuse

I.M.P.A.C.T.

Tissus ardent

(& petits potins...)

____________________________________- Ne rien perdre -

Je ferai des allusions à

Au rapport
entre

(Je dois faire en sorte de me récupérer)

Et si je tombe ?

Comme si

____________________________________Tôt ou tard

Au tournant...

____________________________________Veut gagner

R.e.c.o.n.s.t.i.t.u.é.

A quoi ressemble-t-on ?



[lilas] Du désordre des sentiments - Piero Cohen-Hadria[/lilas]

Il pourrait ne s’agir que d’un ciel.
S’il se pouvait, il ne s’agirait que d’un ciel. Cela se pourrait-il ?
Il y faudrait circonstances et dispositions, hasards et obligations, deux ici, trois autres là, puis les deux d’affilée, lire dans un même élan, cinquante fois peut-être, et voir et puis sentir, respirer et dans une même sphère tout loger.
Mais quand même, ce serait insuffisant. Il y manquerait encore pratiquement, peut-être, l’essentiel ou l’indispensable : l’instant.
Alors, on aurait beau faire, poser ici des couleurs, là un autre noir, ici du gris, des nuages aux cieux, des sourires aux visages, on aurait beau tenter l’équilibre, la renaissance ou la disparition, le flou ou l’avéré, on aurait beau faire, on n’y parviendrait pas.
Ou peu.
Ou mal.
Il devrait y avoir de la musique, voilà ce qui serait nécessaire, plus encore probablement, plus encore que jamais, jamais est un mot d’amour, alors il faudrait le dire, tenter de l’articuler, y ajouter un plus, quelque chose d’une addition, un signe et le sentir comme un mur, une frontière infranchissable même si elle était tutoyée par des escaliers, des marches qui parfois, en volutes complémentaires, iraient aux mêmes niveaux, des rampes que saisiraient des mains aux rides épaissies des ans, il y aurait l’odeur des vieux musées, l’odeur de la poussière qui s’illumine d’un rayon de soleil, qui sur le cadre se dépose et pèse sur les bois dorés, la mince feuille d’or de l’artisan, souviens-toi, « l’Ami Américain », il faudrait entreprendre de se souvenir, oui, voilà c’est exactement ça, se souvenir du toucher de ce bois, là, de cette rampe qui desservirait d’autres paliers encore, au centre desquels des portes, ouvrant sur des salles tendues de lin, il faudrait pouvoir voir plus loin encore, mais que sommes-nous, dans ce temps, cet espace, que sommes-nous ici sinon des êtres passagers, des sourires certes aux yeux, des mains tendues serrées, des bras des jambes des ventres, et nos bouches aux joues sur les yeux et aux lèvres, nos mots et nos soupirs, nous autres devant le flot toujours renouvelé des mers, le jusant devant l’air toujours en mouvement des vents, les alizés dont l’harmattan, la bora le garbin, le sirocco et le sable et la terre et les plantes, les oyats et les arbres qui branches tordues s’accrochent et s’arriment, des cordes des tissus qui nous couvrent, le bord de la mer comme le bord du corps, il faudrait en parler, les pores et les cils, les voiles au loin l’écume, les phares et de l’horizon la douce rondeur qui pâlit loin, si loin dans la nuit qui vient, les rires et la joie de courir des tout petits enfants encore peu aguerris sur leurs petites jambes malhabiles à la marche, il faudrait dire ces choses, les éléments, toutes ces choses, les ordres et les espèces, les classer mais cela nous servirait à quoi, sinon à rien et dans le petit passage, notre petit passage ici, nous si tellement et seulement simples et esseulés, ceux qui nous ont fait comme ceux que nous autres avons conçus, le langage est un traître et les mots ne nous aident que peu, celles et ceux qu’on a aimés, même les accords ne parlent que pour eux, eux-mêmes malgré leur tour restent encore sinon avec le plus rapproché du moins avec le masculin, alors pourquoi faire, décrire, avec des mots et de petites lettres ? Essayer de voir, tenter de respirer, sentir humer avec la peau avec des mots, pourquoi faire ? Les images suffisent mais elles ne le disent pas, il pourrait ne s’agir que d’un ciel mais elles se taisent, seulement, elles se taisent seulement parce que ce ciel-là n’est jamais semblable au mien, au tien et à celui des autres, ces cieux ne se côtoient pas, on cligne des yeux, un peu, ou alors un unisson, une harmonie, fugace, illusoire, inutile peut-être, moi je ne sais pas, les mots je les vois, je les entends, lui les images il les fait, il a là son cadre, sa lumière, où posera-t-il son point il le sait ou il n’en sait rien, moi j’ai une sorte d’espèce de manière de feuille, une image sur laquelle quelquefois s’impriment les mots sans qu’ils soient vraiment tout à fait là, il suffirait d’une panne et tout serait à nouveau, et encore et encore et toujours à refaire, il suffirait que ça ne se déclenche pas et la photographie ne serait pas, tout simplement et personne au monde ne le saurait, elle n’aurait plus jamais existé, comme avant, tu sais bien c’est un peu comme le soir, c’est une place, il y a des tilleuls, dessous comme sur cette allée, il y a des bancs, il fait chaud et il y a des hommes ou des femmes, des enfants ou des bêtes qui passent, il fait doux et il y a des chiens, certains se sont assis, d’autres aux fenêtres sont accoudés, d’autres encore portent des chapeaux, il y aurait eu au dessus de tout ce monde, là, quelque chose de bleu, de blanc et de pastel, de la lumière et de la couleur, ils seraient là, tous, tu vois comme ils mentent ces mots-là puisqu’elles aussi seraient là mais n’importe, ils seraient tous là, tous et toutes et toutes et tous, on s’attacherait, on se lierait, on se donnerait des mots ou des phrases même, un livre d’images c’était un prix qu’on avait et l’été arrivait, alors on allait enfin cesser ces allers et venues, ces horaires toujours contraints et recommencés, alors on en aurait enfin fini de ces maudites choses à apprendre et à savoir et à redire et à se souvenir, des déclinaisons, des tables concordances, des temps et des accords, auraient-ils été parfaits, des souvenirs et des relations, on aurait tout à dire et tout à retenir et lorsque, avec le soleil et la brunissure de la peau on en aurait fini, lorsque doucement mais c’est déjà maintenant, dès la presque fin de juin, les jours se mettront encore à raccourcir à cause de cette satanée inclinaison de l’écliptique, à cause de ces ellipses à répétition, des milliards de fois, tu sais bien, des milliards d’hommes et de femmes aussi, là, une fois que c’en serait fini des vacances, de ces géographies rythmées des parents, une fois qu’à nouveau les bancs, les cahiers propres, les couvertures neuves, à nouveau on en aurait fini, encore à nouveau on aurait été voir d’autres villes, Venise ou Lisbonne (elles n’y sont pas, non), mais tu sais bien, oui, Biarritz Marseille La Canourgue et les Vans, et même s’il fallait toutes les citer, on oublierait encore les bêtes, qu’ont-elles donc, ces bêtes-là, à se prélasser sur l’herbe, à se mouvoir en ville, à mimer un peu la frayeur l’étrangeté la sauvagerie ? Les enfants à Bordeaux marcheraient sur l’eau, il y aurait là un bestiaire, des animaux comme au ciel on écoute et on nomme les galaxies ou les constellations, celle de l’ourse ou du serpent, des chiens de chasse ou du dragon, à des années lumière et ces deux-là, les deux frères qui inventèrent le cinéma, les usines et la sortie, Lyon la Part-Dieu, le mouvement des vingt quatre fois la vérité par seconde, la croix de Malte qu’il y avait aux projecteurs, il y aurait non seulement les bêtes non seulement les vents les villes mais il y aurait les îles, sous le vent l’écume les vagues, il y aurait aussi le ciel, qui serait là comme partout, ses teintes de bleu de gris de mauve, il serait là, comme partout, et comme partout tu verrais l’attente sur les quais froids et gris de gens seuls sur la neige et puis tu verrais s’ouvrir ces bras et ces mains se serrer, celles de ces enfants si sérieux qui vont on ne sait où, celles de ces amants, de ces amis, tu vois bien aussi, pour les enfants ça peut encore passer, les mots ne disent pas de différence, mais des amants ? des amis ? Je n’y comprends pas un traître mot, non, moi non plus mais je peux encore regarder, voir défiler comme une sorte de sens, une intuition, il faut bien que tournent les pages, une présence un peu comme quand on marche, une allée, des pins ou des saules, la chanson qui disait « je serais triste comme un saule », les souvenirs des jours heureux, la patience de l’ange comme celle du rivage, de la baie, des digues, un certain ordre, une certaine distribution, la sagesse des fenêtres ouvertes, le calme de la campagne et celui des portes fermées, quelqu’un ou bien quelqu’une, des vêtements, des corps, des pattes ou des gueules, des crocs ou des sourires, des lèvres ou des rides, on aurait regardé le monde qui s’en allait alors que ce ne serait qu’un conditionnel, ce ne serait que le passage de nos vies, on aurait eu ces âges-là, tu sais, tous ceux-là, et puis on aurait eu aux yeux ces larmes, non ce ne serait que le vent, une brise, passagère, oui, comme nous, ce ne serait que le bruit des années qui passent, ce ne serait que celui des amis qui arrivent, des roues sur le gravier, par l’odeur le jardin dirait qu’il vient d’être arrosé, des phares troueraient la nuit, les virages, les routes, les cols et les longues lignes droites et dures, sans ombre, ce ne serait qu’un moment, quelques années, tout au plus, le temps d’apprendre à vivre, et de donner à celles qu’on aime – et à ceux aussi qu’on aime – quelque chose qu’on aurait pu comprendre, estimer et garder et chérir afin de le léguer, de le donner, de l’offrir.
Si cela se pouvait, ce ne serait qu’un ciel, juste un ciel, au dessus des toits, quelques couleurs pastelles, un vent léger et doux, et le sourire des enfants



[lilas] L’instant - Vincent Motard-Avargues[/lilas]
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C’est toujours à cet instant, au moment où.

Dans le jardin, les fleurs des deux cerisiers s’éparpillent, se diluent dans l’air, sur la terre, sous l’habitude de l’éphémère.

Et les chats dorment, l’un sur une chaise oubliée dans un coin, l’autre sur le rebord ensoleillé de la porte-fenêtre.

Dans la rue, les voisins circulent avec leurs silences, leurs images, ce qu’ils montrent de ce qu’ils ne démontrent pas.
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Parfois, les mots ne suffisent plus à.

Des pensées, pas cicatrisées, refont surface : réflexions, idées... quelque chose du domaine du flou... du rêve ?... peut-être.

Sans doute, au fond, que le passé ressemble à de l’encre sympathique ; tout s’efface avant de se réécrire - lecture tenace du vent.
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Le moment où, ne suffit plus à.

La terre ne tremble pas plus que la mort ne guette ; la vie ne dépend pas de sa fin ; le cœur bat sans battre.
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Parfois, les mots suffisent à.

Des lettres s’enchevêtrent pour former des mots qui forment des phrases qui forment des couplets qui forment le fond.

Le chant s’accroche aux oreilles des heures, personne ne tombera plus, la chute s’apparente à une ascension.
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C’est toujours cet instant, ce moment où.

Dans la rue, une voiture s’arrête, quelqu’un en sort, fait quelques pas, toussote, triture une clé, ouvre le portail.

Et les chats se réveillent, fuient se réfugier en l’ombre vive d’une lumière croissante - la journée se lève.

Dans le jardin, ces mots, d’une forte fragilité, tombent le vide, remplissent ; choc, oui, mais plus tremblement de taire.



[lilas] nuit - Joachim Séné[/lilas]

Et après tout, la nuit, ce n’est que ça, au fond, cette vision banale mais nécessaire, que l’on peut imaginer avoir au milieu de steppes plates tout autour, sans ville à moins de cinq cent kilomètres, sur un désert craquelé sans végétation, où le vent violent pousse jour après jour des pierres de plusieurs centaines de kilos, avec un ciel sans lune et clair, clair à distinguer chacune des deux cent milliards d’étoiles qui composent la Voie Lactée, et la densité que dessinent ses astres, voilà qui nous donne l’impression que les étoiles sont proches les unes des autres, cela nous rassure, alors qu’il n’y a pas plus grand vide que celui qui sépare deux étoiles — ne pas oser ici évoquer le vide entre deux galaxies — comment se représenter cela ? Que ressentir d’humain qui pourrait correspondre à ça ? Rien, bien sûr, rien, et c’est bien tout le problème, tout le néant où l’écriture tombe parfois, sur un objet abstrait comme cela qui ne signifie rien, ou alors qui signifie quelque chose pour nous seul et que nous sommes incapable de traduire même intérieurement.
C’est un homme qui construit quelque chose, il est penché sur son ouvrage, c’est un système, un édifice mesuré, nul ne pourrait l’en distraire, il est concentré, méticuleux, mais le fait même de le construire le démolit, c’est le même geste, il ancre fermement une solive et c’est tout le plancher qui s’effondre, il essaye de rattraper quelques lattes et la solive cède, le voilà à genoux, il continue malgré tout, colmate une lézarde et derrière lui dix nouvelles menacent aussitôt, alors il lâche ses outils, se prend à ce jeu plutôt que de lutter contre lui et s’écroule au sol, son poids emportant avec lui la construction entière qui s’effrite en pensées confuses et la terre sous les fondations brisées s’ouvre et c’est un ravin qui engloutit tout, il s’y laisse tomber, une brèche s’est ouverte et le torrent de ce contre quoi il se protégeait dans sa fragile construction s’y engouffre à sa suite, menaçant de le submerger quand la chute s’arrêtera mais rien ne s’arrête et c’est un puits qui traverse la Terre où tout tombe, ses peurs et lui, il y fait toujours nuit et au centre de la Terre il n’y a ni jour ni nuit mais un point fixe qui est les deux à la fois, il le traverse, et puis passé le centre de l’attraction il tombe encore, c’est impossible mais c’est ce qu’il se passe et alors j’imagine que ça va continuer et que de l’autre côté, là où l’on pense avoir la tête en bas, il jaillira, avec sa procession pulvérisée, hors d’un volcan, éblouissant de son combat les yeux de ceux qui se seraient réveillés en sursaut à cette heure où, s’ils s’étaient forcés à veiller, le sommeil l’aurait quand même emporté.



[lilas] Et c’est la nuit - Dominique Sorrente[/lilas]

au songe du fleuve Mckenzie

C’est là.

Une lumière frange les bords.
On est saisi.
On se resserre.
On creuse à l’hivernage.

Les vents viennent du Nord.

Milieu blanc, cristallin.

Parfois se dessinent un détroit, un chenal.
Pour combien de temps ?

Partout les glaces verrouillent.

C’est là.
Ou bien c’est là.

Quand ils se retirent du trafic,
les gens rêvent des rêves incroyables.
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Mais avant que la bascule du temps advienne,
on doit laisser passer.

Les gens le savent : à chaque entrée dans la nuit,
c’est pareil.

Ils se retranchent, se calfeutrent,
laissant dehors dériver les nuages.

Ils éteignent, un à un, les signes du jour pressé
qui prend le train, voix qui grésillent à la radio,
compulsions digitales.

Peu à peu,
ils se lâchent, plissant les yeux qui bientôt
tirent les paupières,
c’est à peine s’ils devinent par la fenêtre
le flottement des palmes sous le vent.
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Le monde est loin d’eux.
Ils sont loin du monde.

Les gens le savent, c’est leur vrai voyage qui les attend,
celui qui les entreprend.

Loin de l’odeur du caoutchouc chaud quand il se refroidit.
Loin des micro-séismes provoqués
par les failles dans le schiste,

loin de quand ça roule, qu’on enfile sa voiture
comme un vêtement sur la piste circuit,
et qu’on brûle les pneus.

Ils avancent alors tout au bord,
légers de tout cet inconnu
qui penche et les appelle.

On dit qu’ils entrent en connivence,
ils vont au souffle, ils se perdent de vue,

et c’est la bascule du temps,

et c’est la nuit.



[lilas] Le hasard et la perte - Stéphane Chaumet[/lilas]

je suis un pas vers le hasard et la perte
Edith Södergran

je regarde mes chaussures sans pied
et me demande si le retour existe
si l’abandon n’alourdit pas le chemin
si où je vais s’appelle encore illusion
naufrage ou un lieu

il y a des blessures qui guérissent d’autres blessures
il y a des pertes qui enrichissent d’autres pertes

je regarde mes chaussures sans pied et me dis
ma vie n’est que désordre et confusion
et ce trou qui commence à s’agrandir
faut-il l’éviter ou le creuser davantage ?
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encore une fois je me retrouve
sans clé dans les poches
juste une valise à traîner
et au ventre la rupture

ne ressassant aucune plainte
depuis longtemps je n’ai plus peur
de sombrer

j’emporte trop
est-ce le vide qui pèse si lourd ?
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on se regarde comme deux acrobates
qui loupent leurs mains en vol
et oublient que leur filet
n’est plus qu’un trou

on voudrait juste que ce soit comme dans les rêves
se réveiller avant le bout de la chute

mais il y a des cauchemars qui se déroulent
dans le ventre
et on ne sait pas comment y mettre fin
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tu romps et la rupture te fait mal
tu quittes et la perte te blesse
la confusion te gagne mais tu sais le pas
en arrière impossible

un temps dérive
ton sol et tes murs craquent
un monde cède mais ne s’efface

les blessures laissent des cicatrices
et les joies
que laissent-elles ?
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sur la table l’assiette creuse
et vide
qu’est-ce que je peux bien avaler
avec cette inquiétude au ventre

il n’y a presque plus personne
la serveuse me sourit
elle marche comme une danseuse blessée

est-ce que l’odeur de ta peau
pourra effacer ce goût de mort
que le soir a laissé dans ma bouche ?
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dans ce froid baltique où je séjourne
elle ne parle pas ma langue
ni moi la sienne

seul le désir aide à nous rejoindre
et plus secrètement cette tristesse
en partage qu’on feint d’ignorer

elle sa démarche de danseuse blessée
moi dans le miroir du bar vide
l’allure d’un marin sans mer

nos corps se rapprochent
pour relâcher un temps
cette endurance à la solitude
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tu dormais
je pensais à l’écorchure de ton genou
et à la prochaine écorchure de ma vie
ma main avait l’odeur de ton sexe
la nuit blanchissait sur ta tempe
il y avait cette vibration du silence
quand il se tend avec le désir d’éclater
et le sel de tes cernes
que léchait mon insomnie



[lilas] Au commencement était l’orgasme - Sanda Voïca[/lilas]

Au milieu d’un blanc
mat et consistant
ni son ni vue possibles
ni droite ni gauche
ou bas et haut
juste une pression
de tous les côtés
douce et insupportable :
l’orgasme concentré
sans fin
autour de moi
me faisant écrire.
L’orgasme me tient en lui
— corps rétréci par un plaisir
d’avant le monde
ne contenant que moi.
Au commencement était l’orgasme
et moi en lui
le racontant sans fin.
Trois lignes de lumière vive
horizontales
par-dessus ma tête
le haut transpercé
qui deviendra ciel.
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Et le monde fut :
l’orgasme étêté
et moi expulsée.
Plaisir sans fin
sera mon nom :
VOÏCA
Et surtout le A
de l’ouverture
de l’Ouvert
la béance.
Au commencement
et par la suite
l’orgasme fut.
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Membre du corps de l’orgasme.



[lilas] Sur chemin, fenêtres, sans cesse… - Franck Queyraud[/lilas]

Sur chemin, fenêtres, sans cesse. Et mélodie, se met en marche, seule. Attendue. M’attendait pas. Dans le mouvement, toujours découvrir ciel bleu, et sur la portée de la ligne caténaire, voir souple nuage blanc, s’accrocher. Oiseau passe, frêle ombre chinoise dont la trajectoire découpe notre fond d’écran en deux parties. On pourrait plier le ciel, ensuite, en suivant pointillés dessinés. Mais donne ma langue au chat… qui n’en veut pas. Lappe lait, plutôt, de sa langue. Gommer n’est pas jouer. Accepter ce qui arrive. Et moi, de longer longue lande de terre. Devoir apprendre patience, nécessité. Avant que de nouveau, tourner pages du livre, en lire chaque mot, savourer comme senteurs envahissent palais. Écrire la suite de l’histoire sans fin. Le début s’écrit sur peau, parchemin sensible. Toujours Pergame, chercher sens, les sens… cachés. Nos maisons sont devenues trop petites. S’éveiller au chant des pistes comme en écho à siècles (des)ordonné(e)s. Mes abscisses deviennent des abysses, horizontales qui s’effondrent. Henry David Thoreau disait qu’une bonne journée n’était une bonne journée qu’à la condition d’accomplir une balade de quatre ou cinq heures parmi les bois, par monts ou par vaux de sa contrée. Sur chemin, fenêtres, sans cesse. Le regard respire à la manière d’un cœur qui bat – intérieur, extérieur, flux qui fait marcher ou qui nous tourbillonne, espace fermé – espace ouvert. Tu es bruyère. Mienne sur lande. « Le soir approchait, le soleil déclinait, le ciel était magnifique. Je regardais les collines du bout de la plaine, qu’une immense bruyère violette recouvrait à moitié comme un camail d’évêque » (V. Hugo). Le train filait notre histoire. Sur chemin, fenêtres, sans cesse…

Silence



[lilas] L’hypothèse du bonheur - Olivier Bastide[/lilas]

Curieusement, chacun de nos pas est traversée de vide et recherche d’appuis. Cette apparente contradiction s’éteint dans l’herbe frôlée du pied, la peau juste effleurée, qui disent nécessaire l’hypothèse du bonheur.




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(Pour en savoir plus sur le travail de Mathilde Roux : lire l’entretien qu’elle a accordé à Terre à ciel dans la rubrique Paysages.)


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