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Entretien Marie-H Prouteau par Isabelle Lévesque sur Madeleine Bernard la Songeuse de l’invisible

samedi 3 juillet 2021, par Cécile Guivarch

 
Marie-Hélène Prouteau, Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible
Hermann, 2021 – 158 pages, 19 €

 

Isabelle Lévesque : « La petite plage, c’est la clairière des métamorphoses », lisait-on dans un livre précédent qui se présentait un peu comme l’ « autobiographie d’un lieu » (La Petite plage - La Part commune, 2015). Cette biographie littéraire de Madeleine Bernard consacre d’autres lieux magiques : le Bois d’Amour de Pont-Aven peint par Emile Bernard, la Rivière blanche de Gauguin, la plage du Crotoy, les bords de la Deûle… Dans une prose souvent poétique, le texte révèle, à travers eux, peu à peu, la personnalité attachante, complexe et méconnue de Madeleine, mais aussi tout un pan d’une époque.
Qu’est-ce qui t’a amenée vers Madeleine Bernard ? Son portrait par Gauguin ? L’intérêt pour la peinture d’Émile Bernard, son frère ? Une passion insatiable pour la Bretagne ? La chanson des Tri Yann ?

Marie-Hélène Prouteau : Cela vient d’abord d’une curiosité pour Pont-Aven, lieu magique en effet, et d’une fascination pour les tableaux de Gauguin qui remonte à l’adolescence. Ses Bretonnes aux traits tahitiens, ses vagues du Pouldu dessinées à la Hokusaï [1] m’ont paru d’une étrangeté décisive. Dans la petite cité des peintres comment ces rapins bohêmes autour de Gauguin, Charles Laval, Paul Sérusier, Émile Bernard, mais aussi des peintres étrangers pouvaient-ils cohabiter avec les gens du pays qui avaient un air de parenté avec mes ancêtres bretons ? Leur art de vivre et de sentir si différent m’intriguait. D’autant que, vivant enfant entre le Finistère et la région parisienne, j’étais sensible à ces écarts entre des univers différents.
Ce regard de l’ailleurs sur le proche, prolongé plus tard avec Victor Segalen ou Lévi-Strauss, prend peut-être sa source là. Il traverse mes livres, mes textes, tels « Masque Kanaga » et « La rade et l’Indien d’Amérique [2] ».
Madeleine Bernard, je l’ai découverte lors de l’exposition de 1964 à Pont-Aven, avec le tableau « Madeleine au Bois d’amour ». Un choc émotif, cette atmosphère de songe et de silence. Je voulais en savoir plus sur ce destin féminin peu commun. Tellement mystérieuse m’a semblé celle qui demeure dans l’ombre des peintres, sœur, muse, femme aimée. Et qui sans pinceau ni palette a eu sa place dans l’élan de l’art nouveau des années 1880-90.
Madeleine en « fragile opaline de 17 ans », dit la chanson des Tri Yann ? C’est à voir. Même si les rubans colorés de la toile« La Marchande de rubans » d’Émile Bernard qu’évoque la chanson semblent avoir tissé entre Madeleine et la Bretagne des liens de tendre connivence.

La marchande de rubans, par Émile Bernard
© Museum of Fine Arts de Gifu - Japon

I.L. : Comment as-tu découvert autant de documents sur cette jeune femme qui ne fait généralement l’objet que de quelques lignes dans les ouvrages consacrés à son frère, à Gauguin ou aux peintres de Pont-Aven ?

M.-H.P. : Il y a ce paradoxe : Madeleine et sa beauté pensive ne nous sont pas inconnues, ces deux tableaux, le portrait par Gauguin et « Madeleine au Bois d’amour » ont immortalisé sa beauté, son regard tourné vers l’invisible. Ce qu’on savait de sa vie était vu sous l’angle des peintres, Émile Bernard, Sérusier ou Maurice Denis. Or j’avais avant tout le désir de retrouver la « voix » de Madeleine, sa fraîcheur, son timbre juvénile. J’ai lu environ 200 lettres, certaines conservées en France, d’autres aux Etats-Unis. Un travail commencé en 2005 à la documentation du Louvre avec des textes d’Émile Bernard écrits bien après la période de jeunesse -Madeleine n’a vécu que 24 ans, son frère 70 ans. Il y a également les sources littéraires, poèmes entre autres d’Émile Bernard, les tableaux peints par chaque protagoniste– lui, Gauguin et Louis Anquetin. Je ne fais pas œuvre d’histoire de l’art, cette part documentée pour moi est importante mais demeure seconde.
Ce qui m’intéressait c’est d’approcher au plus près de ce personnage. Sa courte existence connaît un moment décisif de bascule qui jette un éclairage rétrospectif sur toute sa vie, ce qui m’a permis de travailler à partir de cette irréparable faille. Elle s’enfuit et disparaît à 21 ans à Genève, coupe les ponts avec sa vie d’avant, quitte tous les cercles familial, professionnel, national. Elle rejouera la chose deux ans plus tard en quittant sa vie de Genève pour rejoindre son frère au Caire. Rien d’instable pourtant dans le comportement de cette jeune fille idéaliste née à Lille en 1871 dans un milieu petit-bourgeois. Mais un formidable courage à remanier sa vie.
Qui était-elle vraiment ? Madeleine qui se cache au verso de la toile, qui se cache de ses parents. Qui s’efface par sacrifice et que les autres effacent - son frère ira jusqu’à taire sa mort à ses parents. Madeleine qui ne se laisse pas réduire à une image de muse ou d’icône.

Madeleine au Bois d’Amour, par Émile Bernard
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / DR

I.L. : Après avoir évoqué ce « Portrait de Madeleine »peint par Gauguin au dos de La Rivière blanche, tu la rapproches du tableau Madeleine au Bois d’amour puis d’Ophélie : « Le peintre n’a-t-il pas, lui aussi, suggéré un lien de Madeleine à la rivière ? Est-ce pour cela que je la vois flotter sur le monde, telle une Ophélie qui s’élance sur le fleuve de sa vie ? » Tout au long du récit nous la voyons associée à l’eau : la Deûle près de Lille, la Seine, l’Aven, la mer… Est-elle proche de l’Ophélie de John Everett Millais, personnage préraphaélite un peu évanescent ?

M.-H.P. : Madeleine au verso de La Rivière blanche. Une toile, deux tableaux ! Ce point est d’importance : le portrait de Madeleine jusqu’au début du 20è siècle fut relégué au second plan. Comme si le destin de la toile dessinait celui de Madeleine vouée à un horizon d’invisibilité.
Madeleine, par là, se voit assignée à l’eau de cette rivière étincelante dans la lumière. Et par le tableau d’Émile Bernard à la jeune Ophélie de J.E. Millais car le corps de Madeleine au Bois d’amour semble flotter dans le paysage naturel en une pose songeuse comme dans le tableau préraphaélite.
J’ai été très sensible à ce va-et-vient de correspondances multiples. C’est ainsi que le livre s’irrigue du flux de la rivière blanche. Création métaphorique qui ouvre l’imaginaire de l’eau à diverses symboliques, l’eau qui toujours échappe, l’écoulement heureux du canal d’enfance, l’eau rafraîchissante qui console des remous de la vie familiale, l’eau lustrale qui, au moment de la mort par tuberculose, transfigure les choses.

I.L. : Pour cette vie de Madeleine Bernard, pourquoi avoir choisi cette forme de la « biographie littéraire » ? As-tu imaginé (inventé) certaines scènes ou sont-elles des reconstructions d’après certains documents ? Quelles ont été les principales difficultés que tu as rencontrées ?

M.-H.P. : Le mouvement des scènes du récit a quelque chose d’une fugue avec une suite de départs, d’aller-retour, de renouveaux et une série de variations qui sont autant d’images de Madeleine en figure absente à ce monde. Elle est celle qui a partie liée avec les rêves et les visions. Madeleine est silence. Seule une imagination empathique permet à la rencontre d’avoir lieu dans cette forme de la biographie littéraire. Car, même si mon livre comporte une part documentée sur le symbolisme, la connaissance vise à être un tremplin pour l’imagination. Se brouillent ainsi les frontières entre la part documentée et la part imaginée, la part biographique et poétique.
Avec Madeleine, main songeuse supportant le menton, qu’on voit dans les tableaux et sur la photo du livre s’est imposée l’écriture de la rêverie, la mienne et celle de mon personnage. Le silence est visuel. Être au vif du lyrisme intime, capter ses émotions, son élan vers la beauté, tout est là. La rêverie s’attache aux lieux et aux êtres qu’elle a connus, Lille, les canaux, la grand-mère peinte par Émile Bernard. Ou bien les bords de Seine à Asnières, avec ses guinguettes, ses peintres pareils à ceux d’« Un dimanche à la Grande Jatte » de Seurat. Point d’analyse objective mais un temps d’arrêt dans la contemplation du tableau, de plain-pied dans la scène colorée. En respectant la véracité des sources, il s’agit d’inventer les impressions nées de la rêverie.
Il fallait une forme littéraire pour accueillir, mettre en jeu tout ensemble ces temps d’arrêt devant tableaux, les extraits de lettres et les poèmes (Marceline Desbordes-Valmore…). Liberté grande au lecteur s’il le veut, d’aller observer les peintures dans le « musée imaginaire » qu’est internet.

I.L. : Nous lisons dans ce récit des dialogues entre les personnages, mais surtout les pensées de Madeleine. Tout cela est-il issu des correspondances ? Comment as-tu constitué l’expression précise de chacun ?

M.-H.P. : Je n’avais pas envie de saturer le livre de la correspondance des protagonistes. J’ai voulu une composition qui s’en fasse l’écho par de brefs extraits de lettres donnés en tête de chapitre et en italiques dans le récit. Celles de Madeleine de Lille, de Saint-Briac, d’Arcachon, de Nottingham, de Corse sont ici au cœur et permettent de faire naître un certain type de vérité sur cette part opaque d’elle qu’est sa rupture radicale avec sa famille.
Pareillement, pour les propos en italiques de Gauguin et d’Émile Bernard, pas de tirets du dialogue au style direct. Toujours ce souci de la spontanéité du flux de paroles. Émile Bernard est alors un jeune homme écorché, très doué, tourmenté entre des aspirations contradictoires, entre une quête subversive et un christianisme traditionnel. Il fallait donner à sa voix et à ses gestes cette fulgurance éruptive qui était sa marque. Comme à l’étonnant échange de tableaux entre lui, Van Gogh et Gauguin, donner la tonalité d’énergie qui circula entre eux d’Asnières à Pont-Aven et Arles.

Moisson au bord de la mer à Saint-Briac, par Émile Bernard
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.

I.L. : Dans ce passage ressemblant à un tableau et exprimé en un langage imagé, s’agit-il de la façon de voir et d’écrire de Madeleine dans ses lettres : « Du sentier côtier elle aperçoit les flots qui moutonnent en festons blancs. Sur le talus les coquelicots font des clins d’œil enjoués » ?

M.-H.P. : Le lecteur de mes autres livres peut retrouver mon style dans cette prose poétique. Madeleine a une jolie plume par moments, lorsqu’elle évoque les paysages de Saint-Briac ou des Landes, mais en lectrice de Montaigne et d’écrits spirituels, elle s’exprime plutôt dans le style de l’analyse et de la méditation.
Dans ce passage du livre que tu cites, j’essaie de rendre un paysage marin, de donner au décor son poids sensible de couleurs, de lignes. La petite touche impressionniste passe directement dans mon texte. Comme par mimétisme.
C’est vrai qu’il y a chez moi un tropisme pictural présent de livre en livre : ainsi j’ai écrit sur William Turner et sur l’évanescence de certains de ses tableaux, sur « Le Joueur de vielle » de Georges de La Tour [3]. J’ai écrit autour d’un tableau d’Holbein un texte « Les Mains d’Erasme » [4]. Il y a là une connivence. Peut-être que, dans mon écriture, donner à voir vient enrichir le bonheur de donner à ressentir.

I.L. : Les lettres de Gauguin parlent d’elle ou s’adressent à elle d’une façon affectueuse et amicale : « Chère sœur » écrit-il. Il lui conseille même de se « considérer comme Androgyne sans sexe ». Quels sont les documents qui racontent cet amour qu’il lui portait ? S’agissait-il pour lui d’une aventure éventuelle parmi d’autres ?

M.-H.P. : Cette façon de s’exprimer est à replacer dans le contexte du 19è épris d’ « âmes sœurs ». Cela correspond aussi au fait que, véritablement très amoureux de Madeleine, Gauguin parle d’ « androgyne », l’être unifié, thème qui revient dans plusieurs de ses écrits.
Avec Madeleine, il ne s’agit pas pour lui d’une simple aventure. Il a alors quarante ans et Madeleine est une jeune fille plus mûre que son âge. Les quatre lettres à Madeleine Bernard, 1888 à 1890 font un écho sensible au superbe portrait qu’il fait d’elle que l’éditeur a choisi pour la couverture. Leur relation deux années durant, les vases sculptés pour elle et ce tableau dont j’évoque longuement une séance de pose à la Pension Gloanec attestent un amour véritable. Madeleine par sa beauté et son intelligence correspond-elle à un modèle féminin de lointaine mémoire en lui ? Celui des deux femmes qui ont compté, sa mère et sa grand-mère, Flora Tristan, figure passionnée, socialiste et féministe. J’ai aimé imaginer Gauguin en train de peindre Madeleine. En lui donnant cet air extraordinairement ambigu, entre charme sensuel et soif d’absolu, la figure-t-il selon son désir ? Au cœur de la scène et du jeu de regards en miroir, d’infimes mouvement du cœur que peut-être ni l’un ni l’autre n’ont perçus. Et que les mots ont le pouvoir de faire venir à la lumière.

I.L. : Parmi les peintres impressionnistes se trouvaient quelques femmes comme Marie Bracquemond, Mary Cassatt ou Berthe Morisot (qui peignit à Pont-Avenet habitait à Bougival, non loin d’Asnières où vivaient Madeleine et sa famille). Je pense aussi à Suzanne Valadon, d’abord modèle qui posa pour Puvis de Chavanne qu’admirait Émile et qui devint elle-même peintre. Madeleine Bernard connaissait-elle leur existence, leur peinture ? Les a-t-elle rencontrées ?

M.-H.P. : Madeleine par tempérament n’est pas dans les rencontres artistiques ou mondaines. Ces femmes peintres de plus se rattachent à un moment où l’impressionnisme est en train de s’achever. Avec Émile Bernard, avec Gauguin et Van Gogh, le moment inoubliable et extraordinairement audacieux de l’art nouveau est là.
Émile, parti alors faire son tour de Bretagne, s’enthousiasme pour la 8è et dernière exposition impressionniste dans une lettre à ses parents et les invite à la voir. Cet événement joue dans le livre non comme document objectif mais comme mise en abyme : Madeleine que j’ai figurée accompagnant sa mère à l’exposition se retrouve devant un tableau de Mary Cassatt, Jeune fille à la fenêtre. Une sorte de double d’elle-même rêvant à la fenêtre. C’est ce que j’appelle dans le livre « se mettre à l’écoute des harmoniques ténues d’une subjectivité ».
Pour Suzanne Valadon, Madeleine en a entendu parler par Louis Anquetin. Madeleine a posé pour celui-ci, à un moment douloureux de sa vie, c’est le superbe portrait qui est au Rhode Island School of Design Museum. Se trouve associée à cette séquence la belle photographie de Suzanne Valadon et Jeanne Wenz, accrochée dans l’atelier de Louis Anquetin [5]. Le regard de Madeleine contemple longuement Suzanne Valadon comme si, de femme à femme, modèles toutes deux, il traçait une sorte de hors-champ.

I.L. : Madeleine elle-même évoque-telle dans ses lettres la condition faite aux femmes ? Son attitude est-elle seulement individuelle ou plus générale ? La figure de Madeleine Bernard est-elle archétypale dans cette France du XIXe siècle, ou est-elle au contraire totalement originale ?

M.-H.P. : Madeleine cherche à se cultiver, à passer son Brevet, en quête d’une indépendance mais une jeune fille à l’époque n’est pas censée avoir cette liberté. Il lui faut donc s’affranchir du carcan de certaines conventions sociales. Ce destin d’épouse et mère qu’on déroule tout tracé aux jeunes filles bien élevées, elle ne le voit pas ainsi. Le chemin est chevauché de difficultés. Elle cherche sa voie, en étant d’abord gouvernante d’enfants à Arcachon. Mais même cela, vouloir cette indépendance par le travail est contesté aux jeunes filles. Ainsi lorsqu’elle veut aller d’Asnières à Paris y prendre des cours de coupe, ses parents s’y opposent.
Pour autant, son attitude reste individuelle, comme celui de toutes les femmes à l’époque qui est plus portée aux aventures singulières que collectives. Ainsi celle de Flora Tristan. Ainsi celle d’Isabelle Eberhardt que fréquente deux années de suite Madeleine à Genève. La jeune fille de 17 ans qui s’habille en garçon, réfractaire dans l’âme, éduquée par un père anarchiste tolstoïen, éprise d’absolu, comment Madeleine l’oublierait-elle ? Quelle rencontre, ces deux personnalités féminines peu communes !

I.L. : Émile Bernard et Gauguin ont connu et fréquenté aussi des écrivains comme Mallarmé, Verlaine ou même Gide qui a fait la connaissance de Gauguin à Pont-Aven. Tu montres dans ton livre la prédilection de Madeleine pour la poésie de Marceline Desbordes-Valmore. Que représente cette poète pour Madeleine ?

M.-H.P. : Gauguin et Émile Bernard, ne font pas que peindre, ils sont aussi écrivains et poètes. C’est l’époque qui veut cela, les artistes de sensibilités différentes se fréquentent beaucoup.
Pour ce qui est de Madeleine, elle a été bercée enfant dans la poésie romantique de Lamartine dont sa mère était une fervente admiratrice.
Madame Harscoët-Maire, petite-fille d’Emile Bernard qui m’a donné accès à certaines archives m’a confié que, parmi les quelques reliques de Madeleine Bernard, il y a un recueil de poèmes de Marceline Desbordes-Valmore. Dans ce petit recueil qui a donné à Madeleine des moments de grâce je vois comme un « souvenir pieux ». Les vers ciselés de Marceline sur la mort de son amie Georgina et sur le chant d’un mystique soufi ont su parler au cœur de Madeleine et se sont glissés tout naturellement dans mon écriture.

Portrait de Madeleine, par Louis Anquetin
Photo RISD Museum, Providence - USA

I.L. : Les portraits présentés dans le livre donnent des images d’elle très différentes. Selon toi, quel est celui qui exprime le mieux sa personnalité ?Tu montres comment elle pouvait parler peinture avec son frère. A-t-elle eu une influence sur son travail ?

M.-H.P. : Dans le rapport de Madeleine à Émile, c’est le lien de connivence depuis l’enfance qui domine. Madeleine, autant que l’inspiratrice de tant de tableaux de son frère est celle qui l’aide et le soutient dans son travail. « Madeleine, Émile. Deux habitants d’un paradis secret qui n’appartient qu’à eux », ce que j’écris ici de leur enfance vaut peut-être pour toute leur vie. Madeleine vouée à Émile, comme Théo le fut à Vincent Van Gogh ? La photographie reproduite dans le livre qui la montre aux côtés d’Émile en son atelier, 18 et 21 ans respectivement, me touche par son étonnante densité et dit mieux que tout leur haute alliance de cœur.
Cinq portraits de Madeleine sont évoqués dans le livre. Chacun exprime un aspect de sa personnalité, celui du Bois d’amour capte son élan mystique vers la beauté et son intimité secrète avec la nature. Celui de Gauguin saisit une beauté énigmatique. Celui d’Anquetin pointe la fragilité poignante d’une blessure. Pour moi, la complexité de cette jeune femme incandescente est diffractée à travers ces divers portraits. Proust écrit à propos des portraits peints par le peintre Elstir dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « ce sont avant tout des Elstir ». Pareillement il n’y a que des vérités subjectives de Madeleine portraiturée. Et dans mon geste littéraire je ne fais pas autre chose que donner mon interprétation, celle d’une « songeuse de l’invisible ». Car qu’est-ce qui demeure d’elle d’irréductible, sinon son mystérieux sourire de contemplative ?

Madeleine et Émile Bernard, 1889.
© Archives familiales Loredana Harscoët-Maire.

I.L. : Ton travail de recherche a été très important, et très long à mener pour découvrir au mieux ce personnage que tu fais revivre. Lui as-tu donné une part de toi-même ? Ce livre n’est-il pas en partie un autoportrait de l’auteure ?

M.-H.P. : Dans toute création se tient une part de son auteur. Guy Goffette dont les biographies de Paul Verlaine et de Pierre Bonnard [6] ont nourri mon propre questionnement écrit : « On n’en dit jamais autant sur soi-même qu’en parlant des autres ». Entre Madeleine et moi il y a une résonance. Mais suis-je la mieux placée comme auteure pour analyser ceci ? C’est peut-être le lecteur ou le critique qui peuvent le dire. Car la question touche, me semble-t-il, aux sources inconscientes de l’écriture qui restent cachées en bonne part à celui ou celle qui écrit.
Par contre, des échanges avec des lecteurs il m’apparaît que, de livre en livre, la question du féminin travaille et approfondit mon imaginaire d’auteur. Qu’est-ce qui se joue là ? Sait-on ce qu’on écrit. On n’en connaît pas le secret d’avance. On se confie aux mots mais ce n’est qu’après coup que le sens apparaît.

BIOGRAPHIE

Marie-Hélène Prouteau, agrégation de lettres, DEA de littérature contemporaine, écrivain et critique littéraire. Auteure d’études littéraires (Ellipses, SIEY), de préfaces, de textes de prose poétique et d’une dizaine de livres. Elle collabore à diverses revues, Terres de femmes, À la littérature, Terre à ciel, Recours au poème, Traversées, Spered Gouez, Cahiers de l’Iroise, La pierre et le sel, Place de la Sorbonne, Europe.

BIBLIOGRAPHIE

Livres
Les Blessures fossiles, La Part commune, Rennes, 160p, 2008, (ISBN 2844181589)
Les Balcons de la Loire, La Part Commune, Rennes, 160p, 2012, (ISBN 2844182542)
L’Enfant des vagues, Éditions Apogée, Collection : Piqué d’étoiles, Rennes, 155p, 2014, (ISBN 2843984432)
La Petite Plage, La Part commune, 126p, 2015, (ISBN 2844183190)
Nostalgie blanche, livre d’artiste avec Michel Remaud, 2016
La Ville aux maisons qui penchent, Suites nantaises, La Chambre d’échos, Collection : E La Nave Va, Paris, 2017, (ISBN 2913904637)
Le Cœur est une place forte, La Part Commune, 2019, (ISBN 9782844183828).
Madeleine Bernard - La Songeuse de l’invisible, Editions Hermann, 2021, (ISBN 9791037006851)

Livres d’artiste

  • Nostalgie blanche avec Michel Remaud, Izella éditions
  • La Vibration du monde, avec Isthme-Isabelle Thomas, éditions du Quatre.
  • Livres pauvres avec Ghislaine Lejard, 2017, 2018, Bibliothèque municipal de Nantes.
  • Poèmes de rue, Festival Midi Minuit poésie Nantes, « à côté de la plaque », 2015., parus dans La Ville aux maisons qui penchent.

Préfaces

  • Lauzes d’Angèle Paoli, éditions Al Manar, mars 2021.
  • Son corps d’ombre, Marilyne Bertoncini en collaboration avec Ghislaine Lejard, éditions Zinzoline, juin 2021.

Quelques textes publiés en revues en ligne :
La Rade et l’Indien d’Amérique dans Cahiers de l’Iroise, HS n°8 Vues sur rade et sur A la littérature-Pierre Campion.
Gauguin, Pêcheuses de goémon en Bretagne et la vague d’Hokusaï, revue À la littérature- Pierre Campion.
Sur la ruine d’Ur. Que détruit-on quand on détruit une ville ?, revue À la littérature- Pierre Campion.
Vers allemands, sur une promenade de Paul Celan à Brest, revue Incertain regard, novembre 2018 et À la littérature…
Madame Keravec, « texte poétique ABP », novembre 2017.
Le Dialogue des morts, extrait de La Petite plage, Atelier numérique Sylvie E.Saliceti.
Les mains d’Erasme, revue Incertain regard, novembre 2017.
Masque Kanaga, Madame Keravec, Le rire de la mer, revue Recours au poème, décembre 2017.
Les Machines, les Livres, Retour à Brest, Plateau des Capucins, revue Terre à ciel, 2017
Lettre à Asli Erdogan, écrivaine turque, revue Ce qui reste, 2017
Chambre d’enfant gris tristesse, revue Terres de femmes.
La croisière immobile, revues Place publique Nantes Saint-Nazaire et Terres de femmes.
Stèle du chemin de l’âme, hommage à Victor Segalen, revue Terre à ciel.
Sagesse de la poussière, revue Terre à ciel.
Bord de l’Elorn, revue Le Capital des mots.
La tristesse du magnolia. Hommage à Libertaire Rutigliano, revues Le Capital des mots et Place publique Nantes Saint-Nazaire
• Élégie du 4 juin de Liu Xiaobo, poète chinois Nobel de la paix, Poezibao.

En revues papier
Hommage à Yves Landrein, revue Décharge, no 159, septembre 2013.
Couleurs d’enfance, revue Spered Gouez no 19, « Mystiques sans dieu(x) ».
Les marées de l’imaginaire, revue La faute à Rousseau
La Rade et l’Indien d’Amérique, Cahiers de l’Iroise, HS, Vue sur rade, septembre 2020.
Les pionnières de l’autre siècle, revue Notre Mémoire, 2004, Lycée Clemenceau Nantes.
Le temps dans « L’Œuvre au noir » de « M. Yourcenar », 1995, SIEY, Yourcenariana.

Quelques liens sur Internet
Site des éditions Hermann
Sur le blog « Terres de femmes »
Sur le site « A la littérature »
Sur le site « Recours au poème »
Sur Traversées
Sur « Nonfiction »
Sur le site « La pierre et le sel »

 

EXTRAITS

Madeleine Bernard La songeuse de l’invisible, Hermann, 2021.
À la sortie du village, commencent les prés et les champs de blé noir. Il fait chaud en cette fin juillet, un petit vent de mer emporte des odeurs de varech. Cette riche nature pleine de soleil et de gaieté, ce n’est pas la beauté triste du Finistère, écrit-elle à ses parents. Elle veut rejoindre Émile qui peint une scène de moisson en bord de mer. Du sentier côtier elle aperçoit les flots qui moutonnent en festons blancs. Sur le talus les coquelicots font des clins d’œil enjoués. Au fond, on voit la ville bleue, lui a-t-il précisé pour indiquer l’endroit. Et le village de La Chapelle.
Dans un cliquetis de ferraille passe une charrette pleine de gerbes de blé. Un colosse roux aux yeux clairs tient bon l’attelage, aidé d’un jeune garçon. Humbles travailleurs de la terre dont l’image s’imprime en elle. Comme celle des femmes en coiffe et costume aperçues à l’église ce matin. Elle leur trouve l’air noble des paysans de Millet, ce peintre tant admiré de Vincent. Tout ce qui fleure la tradition, la rude simplicité des lignées du terroir fascine Madeleine. Vive la beauté de ces gestes, pense-t-elle comme Émile, sans connaître ce qui se vit vraiment de cette besogne de la terre. Et haro sur la société industrielle tristement matérialiste, leur credo à tous les deux.
Au tournant du chemin, soudain, le champ de blé où s’activent paysans et paysannes. Et dans un coin, Émile en vieux chandail, assis, incroyablement concentré sur la scène. Elle s’est approchée. Dans son carnet, il dessine. Des dos d’hommes et de femmes se laissent deviner aux taches de leurs blouses. Absolument étonnant, le résultat : cette simplification à l’extrême des formes. Je veux épurer, souffle Émile. La synthèse, avant tout. Les objets les plus simples, une faucille, des meules, y gagnent une sorte de grandeur, songe Madeleine. Quel enthousiasme dans ce rêve primitif saisi dans son esquisse. Je l’appellerai Moisson au bord de la mer, a-t-il lancé.

La Ville aux maisons qui penchent, Suites nantaises, La Chambre d’échos, 2017,

« On se plait à marcher le long du quai vide à cet endroit. Et, soudain, l’on a quitté Nantes pour Margate, le port du Kent où William Turner bat le pavé de la ville. Visage figé dans un rictus devant les schooners à l’ancre. Encore tout bouleversé par le récit plein de remords de John Booth, le mari de Sophia, sa logeuse. John construisait des navires destinés à la traite négrière. Le peintre imagine. Les contrées des pires souffrances dans les cales. Des jours et des jours d’étouffement, de bave, d’urine, de puanteur. Bouches pleines de cris, poitrines pleines de gémissements répétés. Il se souvient de Nantes, du quai des Salorges. Il a aussi en tête l’histoire du bateau négrier Zong. Alors, le cœur chauffé à blanc, il conçoit « The Slave ship », tableau qui sera exposé à la Royal Académy.Sous-titre : Esclaves jetant par-dessus bord les morts et les agonisants avant l’arrivée du typhon. Le peintre metcap au pire. Côtes de la Barbade, dans les soutes, la dysenterie, le scorbut, déjà soixante esclaves morts. Le capitaine, Luke Collinwood, fait jeter à l’eau cent-vingt-deux esclaves pour toucher l’assurance-décès. Les dents de fer des appétits mercantiles les plus brutaux. La « marchandise » qui se perd, c’est trente-cinq livres sterling par esclave qui s’envole.
Turner nous met au cœur d’un typhon, dans une vision d’enfer. Une apocalypse de formes et de couleurs.
On sent la rage de celui qui écrase les pigments sur la toile ensanglantée. Est-ce l’eau qui s’enflamme ou le ciel qui se noie ? À l’arrière-plan, le bateau coupable, pris dans les déferlantes et les pans d’ombres et de brumes de la mort. On cherche en vain un visage. Rien. Que des morceaux de corps, là sous nos yeux, menottes et chaînes accrochées à des poignets, à des chevilles. L’humain, dans ce bourbier informe, n’est plus que thorax enfoncés, gorges tranchées. Turner saisit l’horreur pure. Dans son pinceau, l’eau de mer, rouge, ineffaçable comme cette infamie. Des touches de couleur qui sont des cris ».

Le cœur est une place forte, éditions La Part commune, 2019.

Celle qui lit, celle qui écrit : à quoi songe l’infatigable épistolière ? Grand-mère, au milieu des ruines. Cette force trouvée pour aller de l’avant. Donner un élan d’énergie et de vie. Comme l’ont fait tant d’autres, hommes et femmes adossés à ces heures courage.
Dans une des dernières lettres au fils, quelle surprise de la voir parler du premier vote des femmes et s’en réjouir. C’est peut-être ça, le levier de verticalité, l’attente ardente d’une promesse d’avenir. Quelque chose d’étonnamment libre s’y joue. Qui se transmet et poursuit en nous son chemin.
À Brest, sur le cours Dajot, elle marche tranquillement dans les allées. Je l’imagine. En contrebas, l’immense rade. Au pied des hautes maisons, les arbres ne sont plus les ormes séculaires de sa jeunesse. Épaisseur du temps, profondeur d’une vie. La vieille dame revoit tout défiler, son mariage, ses maternités, les morts. Un souffle de vent et c’est 1914. Son départ à lui, avec le régiment. Les capotes bleues des soldats remontant vers la gare. Les enfants à grands cris descendent le grand escalier de granit. On se dit au revoir, tendresse des adieux enfouie au fond des silences. L’air d’août est chaud. La vie aussi, comme le corps de l’aimé.
La beauté des choses maritimes est là. On n’oublie pas. Les grands navires qui glissent, majestueux, qu’on aime regarder. Les immeubles du dix-huitième qui bordent le vieux cours ont l’air d’être là pour l’éternité. L’Histoire et sa grande vague noire venue de la mer vont en décider autrement. Un sourire dans son regard. Dans ses yeux clairs qu’elle n’a jamais baissés, même lors de la réquisition, devant l’homme à la mitraillette. Il n’y a pas d’autre façon de vivre.

La Petite plage, La Part commune, 2015

Dans la crique, des bateaux au mouillage dansent une chorégraphie haletante.
Je la remarque tout de suite : c’est une vieille barque aux formes ventrues. Sa carcasse bleue au bois écaillé, rincé par le sel dit qu’elle a souffert dans les tempêtes.
Et le vent, ce grand ordonnateur, capable d’agencer toutes les manettes en même temps. Actionner les percussions des vagues. Pétrir les airs de son souffle puissant. Faire courir les nuages à reculons. Le vent me prête sa force, passe dans mon corps qui devient un champ d’énergie. Je le porte comme une seconde peau. Mais il ne reste pas en surface, il pénètre à l’intérieur dans mes poumons, mes veines, mon crâne. J’ai en bouche ses gourmandises qui ont goût d’iode, d’embruns, de sel. Je sens sa fraîcheur sous le palais et la langue. Je suis une mangeuse de vent.
Sa rhapsodie sauvage me donne envie de sauter dans les vagues. Ses longues écharpes me fouettent le visage, cheveux collés par les embruns. Me voici unie à toutes ses vibrations. J’écoute sa respiration. Lui, le maître de cette transe guerrière. Il en dirige chaque moment. Il jette la puissance explosive des vagues sur les rochers. Je scrute leurs accélérations : mouvements de geysers, de volcans, de cataractes jaillies d’en bas qui se décuplent. L’instant d’après, c’est le ralenti complet. […]
Le vent mène sa danse de vieux chamane. J’aime ses transes tantôt allègres, tantôt belliqueuses. Ses sauts périlleux, ses danses de guerre, ses joutes exubérantes.


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Notes

[1Sur « Pêcheuses de goémon » de Gauguin, extrait de La Petite plage (La Part commune, 2015) et en ligne site Maison Marie Henry Le Pouldu : https://maisonmuseedupouldu.blogspot.com/2019/05/sur-le-tableau-de-gauguin-pecheuses-de.html

[3La Ville aux maisons qui penchent, La Chambre d’échos, 2017.

[4Revue Incertain Regard, novembre 2017.

[5Catalogue « l’Atelier Anquetin » », Louis Anquetin, l’homme foudroyé » par Frédéric Destremau.

[6Verlaine d’ardoise et de pluie ; Elle, par bonheur et toujours nue, Gallimard.



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