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Lignes d’écoute par Sabine Dewulf (juin 2022)

jeudi 5 mai 2022, par Cécile Guivarch

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, avec les encres d’Elise Kasztelan, éditions Invenit, 2022, 13 €.

Les éditions Invenit viennent de créer une nouvelle collection, intitulée « Déplacements » et parfaitement ajustée aux écrits de celle qui se présente ainsi : « elle vit, court, lit et écrit ». De fait, ce nouveau livre de Florence Saint-Roch, illustré par les encres légères d’Élise Kasztelan, porte à son paroxysme le dynamisme des précédents, tout en leur faisant écho : il recueille à la fois le souffle qui animait la navigation de Saint Bertin dans Embarque (« mon infinie reconnaissance aux milliers d’hommes qui ont dompté les eaux sauvages de ce marais »), le glissement de Rouge peau rouge dans la peau des Indiens d’Amérique (« je dois redevenir primitive »), l’élan qui cherche à Délivrer la lumière (« Lucy géante bleue éblouissante supernova »), ou encore le voyage des migrants de la terre et du ciel, dans Bouger les lignes (courir « déplace les lignes redistribue les contours »)…

Un tel déplacement n’a rien de commun avec nos trajectoires pressées. Dès le titre, le mouvement arrache au quotidien, tend vers la profondeur. Si le motif de la course imprègne tout l’ouvrage, il reste inséparable de la présence d’une amie aussi imaginaire qu’ancestrale : Lucy, à travers qui se rejoue le lien à toute l’Humanité. Le poème commence souvent sans en avoir l’air, se glisse sous des notes délibérément prosaïques, comme à la première page : « la plupart du temps je cours avec Valérie c’est grâce à elle que je me suis mise au jogging on mène un train pépère »… Mais la poète a l’art de nous entraîner insensiblement vers une dimension insoupçonnée du monde et de nous-mêmes. Cinquante-deux petits textes sans ponctuation explorent l’essence de nos existences. Ils enjambent l’espace et le temps, pulvérisent nos représentations jusqu’à faire quitter terre, dans le sillage de notre ancêtre, « éternelle mouvante au creux de la vie ».

Courir avec Lucy, c’est d’abord accepter de s’inscrire dans l’espace d’une spirale sacrée, reliée à son point d’origine, l’ici universel, qui préserve de toute fuite en avant : nous ne nous rendrons « au cœur de l’Ethiopie » que pour mieux revenir en Europe, où nos corps ont gardé la mémoire du sang de l’Afrique natale et où les paysages s’entremêlent en secret : « on y a jadis trouvé un squelette de rhinocéros laineux dans le Pas-de-Calais ». De la « rivière Awash » aux « rives de l’Aa », le double « AA » jette un pont entre des lieux lointains, tout comme le « W », puisque l’étymologie du fleuve « Aa » s’écrit « ahwô », racine de l’anglais « water » ou de l’allemand « Wasser ».

Loin d’être seulement géographique, la course est également temporelle. De même que tout mouvement se joue ici, le temps linéaire s’absorbe dans l’instant. Courant à reculons dans la mémoire de notre humanité, la poète se projette simultanément vers l’avenir inconnu. Dans le titre du livre, la préposition « avec » rend indissociables ces deux dimensions, comme si toute progression impliquait la régression, le retour à la source, celle de nos enfances, individuelle et collective : émerveillée, la petite Florence découvrait à neuf ans le squelette incomplet de l’ancêtre ; l’humanité se ressource elle aussi, en s’inspirant de la « jeunette de trois millions d’années ». Le présent de la course offre une fraîcheur d’événements fortuits, de rencontres spontanées : « j’adore ces moments de grâce ». Courir ainsi nargue la mort : « arrêter de courir tel serait l’incontestable signe de mon vieillissement », déclare celle qui suit « Lucy en son éternelle jeunesse ». Qu’elle coure ou écrive, Florence Saint-Roch se régénère dans le respect d’elle-même : « je vais à mon rythme m’en tiens à mon souffle premier ». Entraînés à notre tour dans ce rythme spiralaire, nous sommes d’autant plus invités à retourner vers nous-mêmes que ce petit carnet est conçu pour que nous y inscrivions nos propres foulées : des pages vierges, à la fin, nous tendent leur prairie vert vif dans l’attente de nos « notes », de nos traces.

Courant avec Florence, nous parcourons différents thèmes, dont celui, contemporain, des femmes qui cherchent à s’émanciper. Évoquant la tragédie récente d’une marathonienne assassinée, la poète déchiffre dans la course des Éthiopiennes, préhistoriques ou modernes, « l’urgence absolue pour les femmes » d’« échapper à leurs prédateurs », avec cette prière : « mais lâchez-nous les baskets bon sang ».

Ne nous méprenons pas pour autant : il ne s’agit nullement de succomber aux clichés féministes, mais au contraire de retrouver « l’éternel féminin » porté par cette figure « blottie méditative entre les bras d’un grand saule ». La poète loue « son silence modeste sa tenue sa sobriété l’exigence de ses foulées l’invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps ». Le féminin propre à Lucy s’ancre dans le végétal, par exemple en cette « immense forêt » des origines, aux multiples espèces. Florence Saint-Roch retrouve à travers elle sa nature féminine : « plus je cours plus j’apprends quelle femme je suis je ne sais pas vraiment où je vais mais je sais d’où je viens ». La course de Lucy se révèle posture fluide, issue de l’évidence, comme un prolongement de sa féminité : « elle court dans l’immédiate clarté des choses intrépide radieuse souveraine elle court elle court sans arrêt ». En courant, nous retrouvons notre authenticité (« impossible de tricher on court comme on est »), d’autant plus que la course épouse la circulation universelle : « ma course accompagne la rotation de la Terre ». Elle en devient métaphysique, reculant jusqu’au seuil du Big Bang : « j’aborde la matière autrement vrombissement des atomes bousculade des électrons ». La course du poème tend alors vers l’« expérience spirituelle », l’« exercice de méditation », dans la mesure où chaque apparition de Lucy y est la récompense d’un rythme juste et d’une place appropriée au sein de l’univers (« sa présence se mérite »). Courir comme Lucy, c’est « gagner ses propres hauteurs », « tâcher d’être tour à tour terrestre et aérien », « os[er] l’arborescence l’élan des ramifications ». Le livre culmine dans l’évocation d’un voyage dans la lumière aimante, « à la naissance du vibratoire au commencement de l’énergie » : « je suis fille de l’air et dans l’effort j’embrasse plus vivement ».

Une telle course est par excellence la métaphore de l’écriture poétique. Courir fait disparaître toute rumination, élargit l’esprit, favorise la neuve apparition des choses qui se laissent nommer : « je courrais jusqu’au bout du monde je ferais reculer la nuit » ; « le monde en douceur nous offre son amitié nous place au cœur de la beauté couleurs délicates fines nuances bruits discrets j’ai l’impression de tout découvrir pour la première fois ». Les pensées de la joggeuse sont « frétillantes » en s’ouvrant à l’ineffable message de Lucy, une « pensée très musculaire » : « que vient-elle me signifier que j’ignore ». Sa langue est poreuse, mue par le rythme intérieur, ses expressions s’appellent mutuellement ; nous y lisons des énumérations d’oiseaux et des battements de cœur, dans le sillage de celle dont « tous les verbes » « traduisent le rayonnement ». Qu’est-ce qu’un poème digne de ce nom, sinon la possibilité de se déprendre de soi-même dans l’élan même de l’être ? La poète s’y « rassemble » et y devient « plurielle » : « de Lucy à moi j’en suis sûre ce n’est qu’un immense continuum de perceptions ». Avec chacun de ses lecteurs, elle partage « ce sentiment d’appartenir à une immense lignée », en espérant « n’avoir jamais pris [s]a forme définitive »… Il s’agit au fond, par cette écriture en mouvement, souvent teintée d’humour, d’abandonner cette maîtrise à laquelle nous tenons tant : « elle m’emmène au-delà de moi-même ».

Émue, je referme le livre avec l’envie de bientôt le rouvrir. Peut-être avant tout parce que la poète y égrène les promesses d’une guérison et d’une renaissance, pour elle et pour chacun de nous : « j’ai cessé d’être une guerrière » ; « Lucy me donne l’envie de repartir de tout recommencer ». Ce livre nous aide à accueillir tous les décès prématurés et à puiser dans la lumière (prénom oblige) de profondes ressources : « je brûle je m’avive je me recrée ». Lucy, celle que tout un chacun s’est approprié, en science comme en littérature, nous permet de nous déployer hors d’un monde banal : « on ne peut la garder pour soi elle déborde diffuse irradie puissance universelle ». Le poème court à la manière d’un fleuve inépuisable, en hommage à toutes sortes d’amies, de connaissances, à des célébrités aussi, dans une ribambelle de prénoms féminins. La poète elle-même s’épanche comme rarement, confie ce qu’elle n’oserait dire autrement : « il me faut beaucoup de courage pour écrire cela ». Courant avec Lucy, elle poursuit « l’ineffable lumière qui ne s’éteint jamais ».

Marie Alloy, Ciel de pierre, éditions Les Lieux-Dits, collection « Jour & Nuit », 2022, 90 pages, 15 €.

Dans ce livre de poèmes où elle s’adresse à son frère défunt, Marie Alloy choisit presque toujours d’isoler le premier vers, comme s’il formait un titre, projetant son élan. Ce n’est peut-être pas tant la mort qui semble au centre du propos que l’urgence de formuler un message qui n’a pu s’exprimer du vivant de ce frère.

Les 27 poèmes se répartissent en cinq sections, dont la seconde, Ciel de pierre, donne son titre à l’ensemble, en reliant la tombe à l’air, la mort à l’au-delà. Non pas dans une perspective religieuse mais dans un espace qui abolit les frontières et rassemble les humains - vivants et morts : « Ce que nous portons au ciel / cette prière du bout des lèvres / ce signe de croix déserté / nous le rendons à l’humanité / il incarne la paix la trace / qui réconcilie la terre et le corps ». Ce qui domine, c’est une impression d’allègement fluide, en dépit du chagrin, et le désir de vivre mieux sur terre, dans le sillage de ce deuil.

Le tout premier vers du livre est composé d’un seul mot, jeté comme une graine : « Frère », d’où s’épanouit l’arborescence des poèmes : « Le temps est un arbre qui demeure / même amputé d’une branche / Oh frère aimé ». Répété plusieurs fois, ce terme se retrouve au point précis où se renoue le cercle – du ciel et du poème –, au sein du mot ultime, jonction du frère et de la sœur, à travers la terminaison féminine : « fraternelle ». Le recueil en son entier œuvre à une libération réconciliatrice : « Délivré de tout mal / tu n’es ni condamné ni abandonné / nos yeux se sont ouverts / à ta place ». Son mouvement consiste à passer du corps rigide, porteur d’une souffrance muette, à un lieu habitable, où le lien se rétablit. Après un premier titre, « Approche du corps », le « Ciel de pierre » s’allonge tout en s’arrondissant, pour s’accroître et embrasser l’absence : « C’est un pont / pour mieux vivre au présent / ton passage » ; « et le ciel s’est étendu / à ta place ». La section suivante, intitulée « Cécité de la lumière », promet un regard neuf : « encore opaque / l’aube ouvre ses paupières laiteuses / et nous retire l’enveloppe de la nuit », puisque « L’unique passage n’est pas aveugle »… Peu à peu se construit « l’ossature de la vie », celle de « nos corps en nos maisons / de mots et de peintures » : « […] aucune alliance n’était rompue / (rien ne quitte cette terre) ». La parole ne cesse de s’écouler, de s’amplifier, traversant « La durée du silence » : plus encore que le souvenir, elle abrite « des traces où tu éprouves ce qui est / qui naît respire et peut s’étendre ».

La poésie de Marie Alloy est avant tout un rythme, un subtil bercement qui relève du « baume ». Les blancs forment une respiration entre les strophes mais affleurent aussi à l’intérieur des vers, dont chacun suit une cadence douce, où nous nous laissons glisser, envelopper. Le poème est continu, il se développe lentement, dans l’abondance des mots - celle d’une espérance : « Corps de marbre / âme solaire / Nuit de glace / oiseau délivré ». Chaque terme est posé et pesé avec soin, avec délicatesse. Cette attention extrême est propre à émouvoir et elle nourrit notre propre vigilance face au silence qui coud les mots entre eux… La poète connaît la part d’indicible contenue en chacun de ses vocables : « Puis les mots s’animent à nouveau / Sont-ils passés par la mort pour qu’ils reviennent ainsi / chargés de poussières d’ombres ? »

Marie Alloy, on le sait, est aussi peintre, graveur et photographe. Aussi sa poésie s’imprègne-t-elle de clarté, de teintes et d’images : « Où la lumière // en nous s’accorde / avec ta joie de vivre broyée par le soleil / des couleurs de l’Afrique / nous connaissions déjà le chant qui vacille / sous la simple apparence des jours ». Ces images, elle les puise dans les paysages naturels qui s’introduisent à pas feutrés, empreints de cette intériorité que l’on retrouve dans ses œuvres visuelles : « des frondaisons de verts et de bleus / qui débordent / ouvrent des percées de lumières / infimes accomplissements ». Il arrive que la nature se charge de sa plainte (« dans la campagne rendue aux bruissements des herbes / à la lamentation des pluies qui fait résonner / dans les flaques / l’éclat de maintes vies perdues ») pour mieux la transmuer, ici reliée au regard du défunt : « une herbe soudain libérée de la vase / et tu étais heureux ».

Mais en amont des formes et des couleurs se tient l’acte de peindre lui-même. Lequel, sans doute, rejoint celui d’écrire. Par un étrange rapprochement, le corps peignant rejoint le corps défunt. C’est la section centrale qui propose ce lien : « Il habite la lumière // celui qui peint comme celui qui part / il entre dans le mouvement limpide / que rien ne sépare / ni l’espace ni le temps / ni le cœur ni l’esprit / ni la semence du geste// Derrière l’immobilité du corps / il y a ce courant / qui remonte aux racines […] / (et dans la peinture / il y a ce rêve d’exaucer / ce qui n’a pu devenir) ». Ainsi peindre et mourir tendent-ils ensemble vers la source de l’être, vers ce « présent qui n’a d’autre épaisseur / que celle de la couleur qui a rejoint l’air »… D’ailleurs, nulle image ne saurait nous sauver : « seule la réalité rassure ». Seul compte le réel indescriptible, suggéré par les mots du poème : bien avant les images, c’est « le poème / qui guide la main et le regard ».

Dans la vivante « sépulture » que forme ce livre, la poète n’oublie rien - ni les joies fulgurantes partagées avec son frère, ni la douleur des secrets - et préfère abandonner la quête de « la cause des fautes », « cette force noire à graver à laver/ou à boire ». Bien loin d’idéaliser le passé, elle le recueille au plus juste, sans accuser personne, en observant les faits : « Et toi tu conservais tes maux / dans l’alcool du temps ». Si la lumière demeure, c’est portée par les ombres : Marie Alloy n’hésite pas à scruter la « Nuit de l’âme ». Mais la conscience du tragique n’entrave pas sa foi immense dans l’existence : « Laissons reposer la ténèbre / que l’eau décantée s’éclaircisse / joyeusement allons sans rien opposer ».

C’est cette foi viscérale, inaltérable, que je retiens en refermant ce livre, et qui me touche en profondeur. La poète y dépose son âme entière, sa force vitale, si perméable et si pure qu’elle l’emporte toujours, « en dépit de ce pèlerinage obscur ». Son écriture est riche (j’ai conscience ici d’en effleurer seulement la portée) et parfois audacieuse – ces formules en témoignent : « boussole de nuage » ; « dans le dehors des autres » ; « la mort ébruitée en lambeaux » ; les « mots » « écrits avec la peau » ; « L’enfoui refleurit » ; « Il est TOI secoué par la fraîcheur »… Sa parole frôle constamment l’émotion sans jamais y sombrer. Tout y circule sans heurts et le poème, à la fin de l’ouvrage, s’inscrit dans le « Verbe » par la vertu de la prière, auprès d’une « croix » redressée dans la « lumière fraternelle » : « S’agenouiller sans force est la réponse / au monde frappé à mort ». « Entre ici » et l’« absence » du défunt se déploie une soif d’invisible, de la mémoire « où rien ne se dilue » jusqu’à la page qui la ravive et la prolonge, pour « tout nommer dans la confiance » :

« Au centre de l’énigme où nous prions
Tu es la blancheur qui traverse l’air
Tu es le silence
                   du lien vivant »

Sabine Dewulf


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