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Hep ! Lectures fraîches ! Janvier 2019

dimanche 13 janvier 2019, par Cécile Guivarch

Mocha, Franck Doyen, La lettre volée

Cela commence par le malaise, un mal de mer. On tangue. On ne sait pas bien dire de quel(s) voyage(s) en mer il peut s’agir mais dès la première page le lecteur sent une odeur âpre, la rudesse, des images insupportables et la violence omniprésente de la mer et des hommes.

« Honte qu’est devenu vivre, vous savez sur quelles immondices vous voguez, quels massacres, quels charniers, une humanité de laquelle vous tentez de vous extraire. »

Quelque chose prend au cœur, monte à la gorge, le bateau est malmené par les vagues, est ancré dans des odeurs de sang et de labeur. Franck Doyen ne ménage pas son lecteur, provoque le malaise, le fait tanguer avec une écriture qui est pourtant posée. C’est sûrement ce qui provoque ici ce malaise nécessaire : regarder le monde tel qu’il est, sa brutalité. La prose de Franck Doyen est fluide, les mots sont justes, la langue réinvente, créé des images fortes. Il est question de mer, on ne sait pas bien quand ni où, mais cela peut rappeler le drame des migrants par le biais des passeurs. Ces derniers dont « l’âme se creuse et bouscule ».

Cependant, au cœur du livre, la rencontre avec le cachalot, l’absence de bruit au milieu de l’océan, toutes les rencontres marines font que l’homme « glisse vers les gros fonds » et perd de sa puissance, celle qu’il s’est fabriquée et qui l’a rendu sanguinaire. Cet homme qui revenu à la terre ne peut se réadapter aux paysages, aux villages, aux villes, à l’excédent d’humains et de pierres tombales.
La possible perte de l’humanité, la mer qui consume l’homme de l’intérieur. Il faudrait alors de l’oubli et du silence, et c’est ce que l’homme trouve en plein milieu de l’océan. L’homme revenu à sa nature même, à un état pur, rêve d’échouer sur une plage pour tout recommencer.

De livres en livres, Franck Doyen affirme son écriture. Le suivre assurément.

 

écume à chaque coup de rames, écume épaisse et blanche, savonneuse, vous remuez votre mémoire, désœuvrement à peine englouti, chaque coup plonge et claque la surface d’immenses plaines gorgées de sang et de chairs, les forêts tordues, brisées, les grandes terres défoncées, les ruines fumantes, les routes battues par des cohortes de pieds,
diktat du désespoir, vous chiffon sale, misérable débris s’évertuant à flotter, votre salut dans les profondeurs de l’oubli et du silence

Joyeuses Parques , Laurent Fourcaut, éditions Tarabuste

Ecrire des sonnets en renouvelant la langue, ce n’est pas une simple affaire. Pour Laurent Fourcaut cela est possible. Dans Joyeuses Parques, le monde moderne est en alexandrins. Une forme ancienne au vocabulaire moderne : mots courants, anglicismes, mots inventés, familiers, sigles, mots anciens, etc. Le livre est vivant, beaucoup de sujets sont évoqués, des détails et une grande importance accordée aux lieux. Laurent Fourcaut écrit en marchant, dans les gares, dans les bistrots, dans des salons, où il se trouve. Il écrit, il observe et le ton est grinçant. Il s’agit surtout de montrer comme notre monde va vite, comme la priorité est donnée au commerce, aux grands magasins, au pouvoir, comme le réchauffement climatique change les saisons. Mais « qu’est devenue la terre ? » Nostalgie d’une ville, Paris, qui se transforme « en une eau de boudin ».

Il évoque la décadence, dans les rues de la capitale mais aussi dans les bars du Cotentin. Avec Joyeuses Parques, le lecteur se trouve « au bord du monde et on gamberge ». La critique de la société actuelle traverse les frontières, gagne l’Algérie : « que va penser Allah / de ce pays déchu », ou encore la Tunisie avec ses interdictions, les traditions et culture. Alors lorsque tout dans le monde glisse vers de mauvaises pentes, l’unique secours est de regarder les femmes. Celles dans la rue, les gares, les serveuses de bistrots. Les blondes, les blacks, les brunes, les kabyles, les rousses et les châtains. La culture littéraire, les amitiés en écriture, la musique et l’art sont autant de moyens de résistance. Les sonnets de Laurent Fourcaut sont importants. Ironie et littérature, un moyen d’échapper à notre société de consommation.

 

Le ciel est super pur rue du Faubourg-du-Temple
il fait encor 18 degrés or c’est le soir
la gent humaine grouille et la rue n’est pas ample
le monde arrête pas de tomber de déchoir

- des murs tagués et de la lèpre sans exemple
Paris exhibe les charmes d’un pourrissoir,
l’air a fraîchi il s’en faut de peu que l’on tremble
un type lance sa moto peut-on surseoir

à ce qui pend méchant au nez l’apocalypse ?
les gens défilent de plus belle au carrefour
on voudrait bien se faufiler dans une éclipse
ou se donner le coup de grâce au Grand Véfour.

fichtre la nuit arrive et bientôt on se gèle
à ne plus savoir à qui rouler une pelle

BOUT DU ROULEAU

Sans adresse , Pierre Vinclair, éditions Lurlure

77 sonnets sous le titre Sans adresse, écrits à Shanghaï où l’auteur y a travaillé, vécu, loin de ses amis. 77 sonnets ou plus précisément autant de lettres adressées à sa famille, ses amis, ses collègues. A la manière de Joachim du Bellay qui a écrit cent quatre-vingt onze regrets à ses amis. Dans ces correspondances, se déroule le quotidien de l’auteur, à Shanghaï, loin de ses amis depuis plusieurs années, une grande ville qu’il décrit polluée et bruyante mais où il a pourtant l’impression de prendre racine. Mais également ses pensées, ses lectures, son activité de traducteur, sa posture de poète avec cette idée de transmission et de roue qui tourne. Pour exemple ce premier poème adressées à ses filles et qui débute ainsi « Six heures trente-six. Si le soleil se lève ». Il n’oublie pas le monde, la politique, l’économie :

"quelque chose étourdit la France endolorie
qui s’en va, roulant sur elle-même, à l’abîme"

Le ton de ces sonnets est très différent de l’ironie utilisée par Laurent Fourcaut (lecture fraîche précédente de Joyeuses Parques). Pierre Vinclair est davantage dans une poésie du quotidien, de la pensée et du partage. Ce que je perçois avant tout, c’est une réflexion autour du sonnet, sur ce qu’il permet en tant que moyen d’écriture par rapport aux emails d’une ligne par exemple. Le sonnet comme outil littéraire mais aussi comme moyen de correspondance. Pierre Vinclair n’hésite pas à utiliser les lettres reçues dans ses sonnets ou à entretenir avec Laurent Albarracin une dispute en seize poèmes que nous retrouvons en dernière partie du recueil.

Un livre qui nourrit une réflexion autour de :

  • la difficulté d’écrire en sonnet :

"Ecrire en vers rimés de mètres réguliers,
c’est difficile, plus difficile est encore
de trouver la musique hors de l’alexandrin"

  • d’un héritage fort en poésie :

"Je cherche la musique, et lorsqu’elle m’échappe,
comme aujourd’hui, j’essaie quand même à emprunter
celle de Du Bellay ou de Robert Marteau."

  • d’une certaine exigence à s’imposer en écriture :

"Cultive le poème ainsi qu’un arbre étrange
Aide-le à pousser, sans savoir vers quels fruits
portera son branchage. Oublie les manifestes"

Un recueil qui est une offrande et comporte un message d’une grande sincérité :

"à mes enfants, ma femme (ou à mon cousin !), j’offre
un poème - c’est comme un minuscule coffre
où l’on m’entend qui rit, et qui pleure - éternel"

 

Je t’écris, Amaël (dans l’avion qui nous mène
de Paris à Shanghai, avec ta sœur, ta mère ;
tu as quinze mois). Mieux : je grave dans ma tête
(avantage des vers réguliers) un sonnet -

à défaut de rêver : ça y est, le bassinet
est trop petit pour toi ; tu dors sur moi, la nuit…
Je te déploie, je te retiens, je t’accompagne -
mais pas dans le sommeil. Je t’assure et ne dors pas.

Dans le taxi entre Pudong et la maison,
je copie mes quatrains ; vous vous abandonnez
de nouveau au sommeil toutes les trois, je veille.

Tu ne te souviendras ni du vol ni des jours
que nous avons passés à Paris. Je compose
une mince assurance, avant les souvenirs.

Crever les toits, etc. suivi de Déplacements, Claude Favre, les presses du réel / al dante, collection pli

L’écriture de Claude Favre, non seulement, elle est explosive mais sa sensibilité face au monde est contagieuse : « Il y a des attentats dans ma bouche, ma bouche est la tienne ». Migrants, guerres,… « est-ce le monde qui penche » ? Crever les toits, écriture en prose qui vient en bloc à la manière de pensées qui s’assemblent, telles un fil. Ecriture pour crever l’abcès car la « société est malade ». Ecrire la violence sans concession alors que le souhait de chaque petite fille se répète en leitmotiv : « j’aurais tant aimer danser ».

Et c’est un bal, celui des pays en souffrance, Alep, Lampedusa, la Libye, la Turquie, Soudan, Somalie, Daesh, la société américaine en contradiction avec le reste du monde, la jungle de Calais, des murs de barbelés en Europe. Une poésie engagée qui nous force à garder les yeux grands ouverts sur l’Europe, la résolution de la crise migratoire, le pouvoir et l’argent en conflit avec la pauvreté : « l’Europe est une fille perdue mais 2000 personnes secourues en une journée ». Un bal qui dénonce les « méchantes gens qui cheminent en empestant la terre ». La sensibilité de Claude Favre est si forte qu’elle écrit : « j’ai le monde entier et son contraire en moi et hors » et cette peur : « ça craint tu dis jusqu’où irons-nous ». Ainsi écrire : un engagement.

Déplacements, en deuxième partie présente à la suite 1672 phrases suivies de dix-huit lignes blanches numérotées invitant à poursuivre la liste ou bien au recueillement, au silence. Ces phrases évoquent la folie des hommes, les vies qui tombent, la percée de l’extrême droite, la faim dans le monde, les enfants morts, les camps, les guerres. Une liste qui s’assemble en un long poème. Parfois, certaines lueurs d’espoir, mais lorsque « l’histoire vient de loin », comment changer le monde lorsqu’une poignée seulement s’en sentent la force ? Des bribes de conversations, de titres de journaux, d’articles, prises ici et là et tellement percutantes qu’il faudrait « réanimer les mots de ma bouche » pour ne pas crier.

 

broyé_n’imagine_un homme un marchand de poisson broyé par une benne à ordures au Maroc qui glisse sa marchandise qui glisse gluante poissons de pêche interdits a été broyé alors qu’interdit perdu par mépris chacun avec ses espoirs il tentait après confiscation mécanisme de broyage de récupérer sa marchandise et mécanisme à broyer l’espoir déclencher dans le calme de des funérailles_j’aurais tant aimé_est-ce le monde qui penche qui ne, qui disparaît danse, tempes, de ces silences, gorges à colères et troubles, si loin de ces roublards crapoteux discours qui n’ont pas de parole qu’intéressée venimeuse et lâche, si loin de ces mensonges, forces garder, je me retire_danser_jusqu’à_tu dis, j’ai des passages secrets_sous terre la vie creusée une ampoule ça à nue la vie à Douma pour continuer continuer la vie est là faire du pain continuer manger se parler soigner creuser soi-même faire l’école creuser son courage jours et nuits continuer que ce ne soit tombe

Un autre loin , Silvia Baron Supervielle, Gallimard

« J’essaie de trouver la terre […] est-ce un trajet de ciel […] le souvenir d’attendre […] près de la vie et de la mort. » A piocher quelques vers dans les premières pages de ce nouveau recueil de Silvia Baron Supervielle, se forme le fil conducteur de Un autre loin. Un livre qui me touche profondément. Silvia Baron Supervielle connaît la sensation que l’on éprouve lorsque l’on quitte une ville, un pays et se prépare à quitter un autre vaste lieu : la vie. Elle pose des questions essentielles sur le sens de l’existence et celui de la mort, sur notre place sur terre et le mystère de nos disparitions.

« est-ce ainsi que l’on part / avec la mémoire qui cesse »
« je suis une histoire quelconque »

Donc, Silvia Baron Supervielle, 84 ans, est née à Buenos Aires et vit en France depuis de nombreuses années. L’exil, elle l’a connu, le connaît, elle s’y prépare de nouveau et adopte pour l’occasion « la langue de l’horizon ».

« quelqu’un empêche ma mort / et m’exile de la vie »
« je ne sais pas où je vais d’où je viens »
« je cherche à repérer la mort / avant qu’elle ne me frappe »

La langue est puissante. L’exigence littéraire, les images, les sonorités autant que les silences, sont réunies pour rejoindre la préoccupation de chacun : notre dernier départ. Mais aussi la possibilité du retour. Silvia Baron Supervielle creuse le vide et la vie, « à l’encontre d’une lumière / qui me remet dans l’ombre ». Ainsi aller et revenir. Vers l’inconnu et vers ce que l’on a perdu. Et « entre deux rivages la distance / continue à se poursuivre ».

Les oiseaux sont présents. Et aussi la mer et les chevaux. L’image d’une ville, d’un fleuve. Tout ce qui sépare d’un monde et de l’autre sans « jamais cesser de partir ». Plus encore qu’Un autre loin, ce recueil est Un autre seuil, Un autre vide, Un autre verbe - ces parties qui le composent et évoquent les questions essentielles de l’obscurité, la mémoire, des retrouvailles dans la mort. Des contradictions, des allées-venues jalonnent la poésie de Silvia Baron Supervielle, poussent le lecteur à la réflexion :

"le vide réside sous la terre
il efface mes traces et emporte
mes yeux et cependant je marche"

Perpétuel mouvement, entre la vie et la mort. Cet autre exil auquel chacun de nous se prépare est construit autour de la peur de l’inconnu, du vide avec la mort :
« j’ai peur de te perdre encore une fois / avec ma peur ma mort ma parole / la frontière où je suis »
« j’ai peur de te perdre dans les ténèbres / de te tuer avec ma mort ma peur ma parole »

Alors comment expliquer et traduire la peur de cette distance, la possibilité d’une langue perdue, le désir de rapprocher les frontières entre tous ces loins ? Peut-être qu’un autre verbe en a la clé ?

 

Une autre norme de l’âme
conforme au projet de partir
au dessein d’être et de disparaître
sans comprendre

d’abandonner le fleuve
le reflet des arbres qui le conduisent
sans hésiter ni éprouver
l’écart de la mémoire

sans dévier la vue effacée des yeux

un battement inhabituel
est prêt à retentir à m’emporter
sur une route latérale
qui se dirige vers le port

les accents de la langue
sont en expectative

partir d’un autre port
où les sons ne seraient plus
reconnaissables

débarquer de l’autre côté de l’horizon
où le regard est pays dans la fumée
des ombres mêlées à la mienne

où je reconnais les allées hésitantes
les fleurs détachées de la terre
les chevaux qui provoquent
le vent de leurs courses
et leurs crinières

par-delà la ligne s’ouvre le trajet du ciel
qui se confond avec les champs

Les numérotés , Alexandre Bonnet-Terrile, Le Castor Astral

Comment ne pas être intriguée par l’écriture d’Alexandre Bonnet-Terrile qui publie son premier livre à l’âge de dix-huit ans. Des poèmes au sortir de l’enfance et questionnant la vie encore à construire. Les numérotés : un livre sur le sens de l’existence et la prise de conscience de celle-ci.

Le poème 1111, qui ouvre le recueil, est à mon avis le meilleur. Je l’ai relu plusieurs fois car il m’a frappée par sa brièveté et la justesse de chaque mot. Je n’ai pas retrouvé la force de ce premier poème dans les suivants mais l’ensemble reste une expérience de lecture intrigante. Et cela pour différentes raisons :

  • Les poèmes sont numérotés. Mais ne sont pas en ordre. De quoi interroger sur la signification de cette numérotation. A quoi correspondent ces numéros ? Des dates ? Des repères ? Des symboles ? Par exemple le numéro 8881 pour évoquer les cheveux frisés.
  • Des questions métaphysiques sont abordées par un jeune auteur, par exemple le voyage et la fragilité de la vie. Elles ne sont pas étonnantes en soi ces questions de métaphysique en poésie, mais le sont du fait de la jeunesse de l’auteur
  • La concision des poèmes est également importante à souligner ici.

Le recueil me semble néanmoins dans l’ensemble inégal. On y lit des pépites et d’autres textes m’appellent à encourager l’auteur à gagner encore en maturité. Mais je suis curieuse de lire les prochains recueils d’Alexandre Bonnet-Terrile et de suivre son évolution.

 

Poème 1111

C’est peu de goût les souvenirs
Me font entier

Frappé d’angoisse
Je les perdrais sans le savoir
Me taisent en chœur

Me périssent dans les yeux

Larges baisers du temps sur une autre terre
Où je leur existe seul
Autrefois

Journal pauvre , Frédérique Germanaud, La clé à molette

Journal où « dire la nécessité de joindre les deux bouts ».
Une année sabbatique, une parenthèse pour une « vie de salariée devenue insupportable » à construire autour d’un projet dont « le cœur sera l’écriture ».
Une expérience à vivre : « trouver des ressources en soi et au dehors » et « Expérimenter le dénuement, être attentive à ceux qui vivent de très maigres subsides, à ceux qui ont choisi de ne donner qu’un minimum de leur temps contre salaire, ou de se consacrer à une activité peu rémunératrice ».
La nécessité de tenir un journal lorsque seules les contraintes vont aux lectures, l’écriture, l’amitié. Ecriture journalière qui prendra fin avec la décision de poursuivre une vie plus modeste, en démissionnant de la vie active initiale.

Des lectures : de la bande dessinée - Les vieux fourneaux - à la lecture de Bachelard, Bauchau, Quignard, Rick Bass, Bashô, Emaz ou Françoise Ascal et même de Terre à ciel.
Une fascination pour le travail d’Ilanit Illouz et la peinture, l’art de peindre soi-même.
L’occasion de prendre le temps de poser des mots. De réfléchir sur le sens de la lecture et des effets que chacune des lectures provoque en soi.
L’exercice d’écrire, un roman, des poèmes, des notes de lecture.

Journal pauvre quand la condition des écrivains est difficile, la rémunération des droits d’auteur, une bourse du CNL de 3500 € pour une année.
Journal car le c’est le « quotidien qui occupe une part importante dans la vie d’un écrivain ». Ce quotidien au-delà de la lecture et l’écriture est aussi la lessive, la cuisine, la cueillette des fruits, la peinture, aller à la piscine, les réserves de pommes de terre et les chaussettes trouées. Des gestes simples dans un monde dur où les actualités autour des migrants et les attentats questionnent.

La crainte du retour au travail lorsque s’approche la fin de l’année sabbatique. Questionnement : Frédérique Germanaud écrit : « J’ai besoin d’un peu d’argent et de beaucoup de temps. »
La copie de l’avis de rupture conventionnelle de travail pour fermer le livre et signer la fin d’une année à écrire un journal pauvre et qui représente « un chemin de délivrance qui implique de tout perdre pour trouver une issue ».

Honnêteté, sincérité et profondeur sont des caractéristiques de ce livre, lu d’une traite. Pour moi essentiel. Une vraie réflexion sur le sens de l’écriture et de l’existence.

 

Il y aurait tant de choses à écrire, à retenir dans les pages d’un cahier. Tant de choses qui s’échappent. En cela aussi, le journal peut être dit pauvre. Il n’attrape qu’une infirme portion de la richesse du monde. Nous prenons de nos nouvelles chaque matin et de cela il ne restera aucune trace. Ces petits mots de l’éveil m’importent pourtant. Manière de prendre soin. Malgré l’absence.

Belle amour , Jean Charlebois, Editions du Noroît

« Et si au moins l’amour était donné au monde / au premier coup d’yeux / pour nous permettre d’oublier le monde pendant l’amour ».
« J’me parle. Pour habiter un monde dans lequel il est difficile d’habiter »
« en plein désir sur le bout de la langue / j’aurais besoin d’un temps beaucoup plus long qu’une vie »

Évoquer le monde parfait, lorsque des gens meurent de faim. Évoquer l’amour et la vie lorsque nous traversons des douleurs. Vivre dans un monde devenu fou, où nous avons peur de la mort. Ou encore vivre sa vie de la manière la plus juste possible, vivre intensément l’amour et surtout le souhait de ne « pas finir mes jours en un jour » dans ce monde où pourtant il « faut tourner sept fois la langue dans ta bouche / avant de dire des mots d’amour ».

« Où vont-ils nos corps qui ont aimé et qui ont été aimés ? » Aimer au Québec lorsque des femmes et des hommes d’Alep s’aiment aussi dans un pays en guerre..
Aimer, être vivant est si difficile lorsque « la terre entr’ouvre ses salives et rumine nos squelettes au lieu de nous apprendre à être vivants ».

De ces différents chemins caractérisant Belle amour, le message à retenir est peut-être que l’amour est ce qui nous « remet au monde ».

Le goût des mots est fascinant chez Jean Charlebois. Sa capacité à tourner autour, à dérouter le lecteur, à enchaîner des mots d’une même famille, pour amener à le suivre et à s’interroger sur notre manière de vivre.

 

On dirait, quand tu dors, que tu ne dors pas, que tu es sans vie. Et, même après toutes ces années, cette image de mort dans le noir me bouleverse. Chaque fois. Chaque nuit. L’autre nuit, comme toutes les nuits, je t’ai observée pour m’assurer que ta poitrine, dunes du Pilat, montait et redescendait. Inspirer, expirer. je voulais m’assurer que tu ne passerais pas un tour. Je ne fais pas mes nuits, c’est le moins que l’on puisse dire, car je ne te quitte pas d’un œil de lynx. La terre, finalement, est un lieu malsain où poser ses cartons. Plus on s’enracine, plus on est affligé de toutes sortes de maux insupportables. Et plus on meurt. Les mains jointes sur la poitrine, pour signaler que l’on ne respire plus. Inspirer, expirer.

Entre les braises , Roselyne Sibille, la boucherie littéraire - collection La feuille et le fusil

Faire le deuil d’un enfant avec des mots « perdus dans l’impossible à nommer ». Le deuil lorsque l’écriture devient difficile, lorsque l’écriture permet de tenir debout, entre les braises. J’ai eu beaucoup d’émotion à lire ce dernier livre de Roselyne Sibille. L’écriture est sincère, honnête, sans effet de style, portée par l’émotion, par l’infini / insoutenable.
Des poèmes de quelques vers s’intercalent entre des poèmes plus longs. Ecriture entre récit et carnet de deuil où la poète transcrit ses émotions de l’instant et aussi nourrit une réflexion sur l’écriture dans pareille circonstance.

Entre les braises :

  • Des poèmes de peu de mots, de silences noués dans la gorge, où le lecteur entend la difficulté de traduire la douleur : « comment dire, alors que mes mots se sont engloutis dans le gouffre ? »
  • Des mots « brûlants », emplis de peine et pour Roselyne Sibille, « ce n’est pas »écrire« c’est parler au papier ».
  • Des pensées profondes autour du deuil et de la résilience : « Ta mort m’amène à la conscience extrême qu’il ne faut pas que j’oublie la dimension fondamentale : la qualité des moments qui ne reviendront pas, la vibration fine au magique de la vie, la matière sacrée ».

Poèmes douloureux, difficiles à écrire, mais Roselyne Sibille persévère et raconte : « ne pas raconter, ce serait comme porter. Poser un peu plus loin. » Alors, elle pousse sa réflexion pour prendre de la force : « Pourrai-je encore écrire si je ne pose pas un peu plus loin ce qui prend toute la place ».

Car avant le deuil, l’écriture était fluide, Roselyne Sibille peine avec la douleur à trouver l’alchimie de l’écriture et prend conscience que celle-ci s’éloigne, devient « étrangère ». « Je suis tissée de mots alors que la douleur veut m’absorber toute entière ».

Roselyne écrit comme elle est devenue seule face à l’écriture et comment celle-ci lui a permis d’exprimer et de mettre de la distance entre elle et le deuil « sans espoir, sans attente ». Au fil des mots « posés dans le cahier », l’écriture petit à petit s’est imposée « comme un fil de vie », comme « compagne », celle qui permet de « passer au-delà de [s]oi ».

L’écriture, une sorte de mystère qui peut disparaître et réapparaître si on lui offre ce que nous avons de plus juste. Voici, le message le plus fort qu’Entre les braises offre à ses lecteurs.

Il convient de souligner également le très beau travail de mise en page de l’éditeur, Antoine Gallardo. Se succèdent pages de couleur rouge et ocre qui évoquent les braises. Parmi ces pages de couleur, des pages sans textes, pages de silence et de recueillement. L’ensemble entouré de pages blanches, blanc de lait, couleur du repos, de l’apaisement. Ainsi « l’essence du texte façonne le livre » écrit Antoine Gallardo.

 

Je ne vivrai pas avec
je vivrai autour

[…]
*

[…]
Choisir de vivre ma vie    avec la douleur
Ne pas mourir avec ta mort

Notes de bois, Thomas Vinau, La boucherie littéraire - collection Carné poétique

Originale cette collection. Autour du texte d’environ 20 pages pris en sandwich, des pages blanches. Les écrits de l’auteur sont la carné (viande en espagnol)- avec la possibilité pour le lecteur de prendre des notes autour ou d’écrire en résonance. Bref, une chouette collection, des cadeaux à offrir.

Notes de bois est un journal écrit entre 2008 et 2011. On retrouve l’univers de Thomas Vinau. Série de petites notes, de quelques lignes dans lesquelles Thomas Vinau saisit des instantanés et provoque l’inattendu. Il observe et les motifs prennent d’autres formes. Ainsi la lumière est un âne. Les stères de rondins sont des yeux. Le poète saisit le monde à travers la vitre, même le vent : « je regarde le vent / pourtant le vent ne me voit pas ». Thomas Vinau a ce regard de poète proche de l’enfance ce qui fait la force de sa poésie.

 

mes yeux fouillent
se gonflent de vent
s’envolent au loin reviennent
tranquillement flotter
entre les bulles
d’une bouteille d’eau
à côté d’un cahier

Sidérer le silence - Poésie en exil , anthologie dirigée par Laurent Grison, Editions Henry

Car dans le monde, des femmes, des hommes, des enfants, fuient une guerre, une économie, un pays. Car des femmes, des hommes et des enfants fuient en silence, Laurent Grison rassemble dans cette anthologie cinquante poètes d’ici et d’ailleurs pour donner voix à ceux qui migrent. Les écrivains d’aujourd’hui sont témoins des migrations dans le monde et ne peuvent y rester insensibles, c’est dans un élan d’humanité qu’ils offrent ici leur textes, de Max Alhau à Béatrice Bonhomme, en passant par Serge Pey, Pierre Drogi, James Sacré, Hélène Sanginetti ou Chantal Dupuy-Dunier.
« Des mots pour dire l’indicible » (Claude Adelin), lorsque ceux-ci « pèsent lourd » (Max Alhau), quand les « prières pour une mer au milieu de la terre » (Tahar Bekri) n’effacent pas les souffrances. Alors même que « nous marchons / depuis temps / générations de temps » (Michaël Gluck). Que faire ? « Ne rien dire / sidérer le silence » ? (Laurent Grison) Pourquoi vivre « en étranger dans un pays peuplé de fantômes » ? (Colette Klein). Pourtant, « nous sommes tous des exilés » (Luis Mizon). Et même, « quand notre cheval est fatigué / nous le portons sur notre dos » (Serge Pey). Peut-être que finalement la seule question à laquelle nous devrions répondre (ou pas) est peut-être celle posée par Hélène Sanguinetti : « De quel pays vraiment venez-vous ? »

Cécile Guivarch


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