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Ariel Resnikoff - traduction Béatrice Machet

samedi 30 octobre 2021, par Cécile Guivarch

Présentation du travail de poésie de Ariel Resnikoff (textes de 2017)
traduction Béatrice Machet

Avec l’aimable autorisation d’Ariel Resnikoff de reproduire les versions originales, qu’il en soit mille fois remercié.

 
 

 

Ariel Resnikoff est poète, traducteur, éditeur et professeur. Ses recherches se concentrent sur les diverses littératures juives écrites en plusieurs langues : Hébreu, Yiddish et Anglais principalement. Son approche est « trans-langue », et à la croisée des langues. Sa poésie est un patchwork assemblé et cousu par l’usage de plusieurs langues acquises par certains juifs au cours de leurs différents exils, langues qui se répondent, font effet boomrang, rebondissent l’une sur l’autre et impose au lecteur un perpétuel déplacement. Il est aussi intéressé par la traduction, par le modernisme mondial, par l’histoire des diasporas et de génocides. Sorti en 2020, son livre intitulé Unnatural Bird Migrator (éditions Operating System) a été qualifié par le poète Jake Marmer de : vaudou profondément Ashkénaze ! Ses travaux antérieurs comprennent un pamphlet en collaboration avec Jerome Rothenberg, Ten-Four : Poems, Translations, Variations (Operating System Press, 2015) ; également une plaquette : Between Shades (Materialist Press, 2014). Il a enseigné l’écriture créative au Center for Programs in Contemporary Writing (Université de Pennsylvanie, Philadelphie) et a organisé la série lectures/entretien des Multilingual Poetics à la Kelly Writers House (Philadelphie, Pennsylvanie). Il vit maintenant sur l’île d’Alameda dans la baie de San Francisco, a obtenu une bourse postdoctorale en études juives laïques et en pédagogie. Son épouse est l’artiste et architecte Rivka Weinstock.

 

[Avertissement de l’auteur : j’arrive à ce travail d’aujourd’hui par une pratique de déformation poétique translinguistique (traductionnelle) au travers/entre les multiples changements de code des dialectes. Ma méthode de composition visite, par traduction biaisée, le Yiddish, l’anglo-hébreu et l’anglo-araméen, les propriétés soniques/sémantiques adaptées de ces grammaires, syntaxes et lexiques, & utilise l’anglais en tant que « hôte » temporaire, tout en faisant continuellement des infléchissements et glissements-jeux de mots interlangues & argots mêlés, autant que l’hôte peut en absorber.

Le dibboukk (en yiddish : qui possède l’Esprit), dont mes ancêtres juifs ashkénazes croyaient qu’il possédait le corps du bègue, du fou, de l’hérétique ou “akher” [lit. autre], devint l’axe périphérique de cette poésie. Je commençais à imaginer les pratiques de transgression « bizarres » de cet autre – (à part) marginal ancêtre antinomiste – le possédé – et je commençais à envisager que cette « possession » par le langage pourrait se manifester dans mes pratiques « bizarres » qui me désignent ainsi en tant que poète, traducteur et juif. J’utilise ici volontairement le mot « bizarre » pour faire écho aux termes contre lesquels le stigmate sabbatéen a été retranscrit en Palestine au dix-septième siècle : « pour les pratiques bizarres d’un faux messie. » – A.R.]

 
 

[Author’s Note : I arrive at the present work thru a practice of translingual-poetic (translational) deformance across/between multiple code-switching dialects. My compositional method traverses by (mis)translation in/to Yiddish-, Hebrew- & Aramaic- English, the adapted sonic/semantic properties of these grammars, syntaxes & lexicons, & takes English as its temporary « host », while performing perpetual inflectional slippages—interlingual punning & fusion-slangs, as much as the host can absorb. The dybbuk (Yiddish : spirit-possessor), which my Jewish-Ashkenazi ancestors believed to inhabit the body of the wild stutterer, mad person, heretic or « akher » [lit. other], became the peripheral focus of this poetry. I began to imagine the « odd » transgressional practices of that other(ed) marginal antinomian ancestor—the « possessed »—and to consider the ways in which this « possession » by language might manifest in my own « odd » practices, which so mark me as poet, translator and jew. I use the word « odd » here in deliberate echo of the terms against which Sabbatean stigma was transcribed in 17th Century Palestine : "for the odd practices of a false messiah."—A.R.]

Extraits de la série YINGLOSSIA

 

[Douleuraigusante]

une satanée douleur pour laquelle habituellement on dit oi vai zmir [lit. pauvre de moi] – substance & air de sornettes, donc tu dis [lit. savoir d’après quoi]. mon mal rampant [argot lit. juif errant]. & qui n’a jamais cessé de démanger. mais de qui te moques-tu [lit. c’est quoi la blague ?]. & qui trompes-tu ? [lit. qui tu baises (cette fois-ci)]. quand je boufferai mes anti-sémites, je les engueulerai moi-même ! Ils sont juifs comme moi. pour eux je suis l’enfer sur terre, béant comme une fosse [lit. où le diable s’assoit pour dire ses prières de deuil] ; crève ! récitent-ils (en une prière collective) ; raide mort ! fous le camp ! va te pendre… qui sait ? qui aurait pu l’croire ? être fichu en tant que tel [lit. inf(léchi)ecté]. comment vont les affaires ? les entourloupes ? hein, quel est ton nom ? c’est quoi le nom de ta mère. comment ça ? combien ? (dit un furieux)… tu veux ? quoi d’autre ? En quoi est-ce important (pour moi), hein ? pourquoi tu me prends la tête ? fais gaffe à toi ! [lit. jeter un œil à] Ce que quelqu’un de sobre transporte sur ses poumons, un ivrogne s’en glorifie – mais quelle différence ? capable de… [lit. qu’est-ce qu’il a sur le bout de la langue] & tout dans les cartes, mais c’est quoi l’astuce ? [lit. qu’est-ce qui cuit ?] une « blessure à la bolognaise » [lit. saucisse frite- fromage-nouilles] ou vyzso [slave, lit. fou] ainsi nommée pour le plus jeune fils de Haman1. les juifs huent [lit.vooz] la langue dibbouk2 partie & en dormant, plus tard découpée. des photos de la langue sont affichées sur le mur de la salle d’étude pour célébrer cette journée

Première publication dans le magazine X-Peri, juin 2017.

1 Haman (bible juive, le livre d’Esther) est un vizir de l’empereur perse Xerxès qui voulait tuer tous les juifs de Perse. (N. d. T.)
2 Un dibbouk dans la mythologie juive est un démon qui habite un corps auquel il est attaché. (N. d. T.)

 
 

[Acutepain]

a cute pain, usually appearing as oi vai zmir [lit. woe is me]—the stuff & nonsense air, so you say [lit. know from what]. my crawling ache [slang, lit. wandering jew] & never stopped to itch. but whom are you kidding ? [lit. what’s the joke ?] & whom are you fooling ? [lit. who are you fucking over (this time) ?] when I eat my anti-semites, i’ll chewthem out myself ! they’re jews like me. i’m hell on earth to them, gaping as a pit [lit. where the devil sits to say his mourning prayers] ; get killed ! they recite (in communal prayer) ; drop dead ! get lost ! go choke yrself… who knows ? who cd’ve believed ? to be ruined as such [lit. inf(l)ected]. how’s business ? how’s tricks ? what’s yr name, huh ? what’s yr mother’s name ? how come ? how much ? (a wild one)… you want ? what else ? what’s it matter (to me), huh ? what’r you talking my head off ? watch out ! [lit. to throw one’s eye at] what a sober carries on his lung, a drunk struts—but what’s the difference ? capable of [lit. what’s on his tongue] & all in the cards, but what’s the trick ? [lit. what’s cooking ?] a “wound of balogna” [lit fried sausage-cheese-noodle] or vyzso [slavic, lit. fool] named for Haman’s youngest son. the jews vooz [lit. boo] the dybbuk tongue away & when sleeping, later cut it out. photographs of the tongue are posted on the study hall wall to mark the day

First published in X–Peri magazine, june 2017.

 

[Enterrementdedeuxièmeclasse]

sois heureux ! [lit. une phrase bien roulée] avoir du mal à trouver du sens au sein du non-sens [lit. dans de nombreuses langues à la fois] – excuse-moi ? – te voilà prêt ! [lit. reprends-toi et continue] béni au milieu d’un accent ashkénaze [lit. accent juifallemand] qui rappelle les morts – un coup mama zelig, bing-pan ! [yiddishisme ; par le biais d’un tabou sexuel] en épargnant un sort misérablement grossier & faux [lit. plouc] qui rend le ronronnement incontrôlé [lit. ne peut s’arrêter de parler] et ne lui fait pas se la fermer. le pêcheur [lit. celui qui tente le sort] parle mielleusement au sommet d’une pile d’épingles et de bâtons hérissés, il dessine nos pêchés en 7 jours de postures de deuil [lit. une veuve assise], est aussi patient qu’une phrase bien roulée. qu’on la brûle et que dieu lui vienne en aide [lit. que dieu l’empêche] mais je n’ai pas la moindre idée de quoi. alors des oignons poussent depuis son nombril – et alors ? ainsi soit-il. D’accord ? c’est ça. ainsi soit-il. s’il (toi) doit en être ainsi [lit. bien dit] bonne chance & reste tranquille. tu devrais vivre ainsi [lit. dans un tel silence] tu devrais gonfler comme une montagne [lit. reposer en terre]. ils le déposent dans le sol. ne t’en fais pas, plouc ! cher fils. ma fille chérie

Première publication dans le magazine X-Peri, juin 2017.

 
 

[Secondburial]

be happy ! [lit. a shapely phrase] to be at pains to make sense amid non-sense [lit. in many tongues at once]—excuse me ?—y’re all set ! [lit. back on the horse & keep riding] blessed among an ashkenazic [lit. jewish-germanic accent] recalling the dead—a mama zelig punch, bang-pow ! [yiddishism, thru sexual taboo] in sparing a miserly uncouth & fake [lit. slobbish] fate makes unruly whirring [lit. can’t stop talking] & doesn’t shut its mouth. the sinner [lit. he who tempts fate] sweet talks atop a pile of pins & bristly sticks plotting our sins in 7-day-mourning postures [lit. a sitting widow] patient as a shapely phrase. let it burn & may god help [lit may god prevent] but i haven’t got the faintest idea what. so onions grow from his navel—so what ? let it be. o.k.? that’s it. let it be. if it (you) shd be so [lit. well said]. good luck & be quiet. you shd live so [lit. in such silence]. you shd swell up like a mountain [lit. lie in the earth]. they place him in the ground. don’t worry, slob ! dear son. my darling daughter

First published in X–Peri magazine, june 2017.

 

[Aiguillon&Taquinerie]

non-qualifié & non-appelé à [lit. que dieu nous en garde ! (une réprobation du vieux monde à repousser le mal)] – contre des (im)possiblités agaçantes [lit. petites (in)fortunes] ou des tragédies qui ennuient la chance d’un perdant-né. [lit. la chance d’un juif] buste hâve. brosse-moi dans le sens du poil, hein ? voyant-racketteur, hein ? que dieu nous en garde ! tu d’vrais l’aiguillonner et l’taquiner –

 
 

[Goad&Needle]

un-qualified & un-called for [lit. god forbid ! (an old-world deprecation to ward off evil)]— against pesty (im)possibilities [lit. little (mis)fortunes] or tragedies bore a born-loser’s luck [lit. a jew’s luck] haggart bust. butter-me-up, huh ? racketeerer-seer, huh ? god forbid ! you shd goad & needle it—

 

[N’importequeljourdefête]

jactait un bavardage enroué-grande gueule : description d’un homme avec lignée indistincte– un dé-connecté [lit. disjoint] qui menace par idiosyncrasie [lit. de quelqu’un d’autre] ce qu’a l’autre (marque de cigarette – le pique-assiette fume… le noir pédigrée bâillonbabillard de son autre poumon est juif mais… la langue démon… gére la prière rouillée d’un endeuillé [chanté, lit. « puisse dieu se souvenir de lui »]. car journée genre de fête joyeuse vivement aigüe (se rapportant aux outils) pourrait être… un jour sacré [prononcé yontev, [lit. un bon jour] ou vers ou re-nommer les morts qui seraient en mesure de rendre justice & justesse, intégrité… mais pour un boufffon ? [lit. bête sauvage] bâti solidement avec des os solides & « une langue maladive », un nez « récit de langoustine ». bat autrui ; nous donnerons aux esprits une leçon ! laissons les nous quitter pour notre dieu ! les esprits n’ont rien à faire avec – sauf les corps

 
 

[Anyholyday]

spoke a coarse loud-mouth gossip : description of a man w/ indistinguishable lineage —a dis-connected [lit. disjointed] who threatens by idiosyncrasy [lit. someone else’s] the other’s (brand of cigarette—the moocher smokes… his other lung’s black gaggy blabbermouth pedigree is of a jewish head but… the demon tongue… managing a rusty mourner’s prayer [sung, lit. “may god remember him”]. for festive holiday-ish sharp (referring to the tools) cld be… any holy day [pronounced yontev, lit. a good day] or verse or re-naming of the dead were possessed to do justice & fairness, integrity… but for a buffoon ? [lit. wild beast] strong built w/ sturdy bones & “sickly tongue,” a “scampi tale” nose. beats the alter ; we shalll teach the spirits a lesson ! let them leave us to our god ! the spirits are nothing to do w/—but the bodies

 

[Osimpur]

bon à rien – ne vaut rien – affamé [lit. faim à mourir] au jour le jour contraire aux lois de la diététique – nourritures interdites, impures ou non préparées [lit. d’improvisateur] (également appliqué aux écrits Sabbatéens) dans le rectum postérieur [lit. derière-cul, une variante à reculons des fesses] ou « maison de culte ». le pashkeviln [lit. affiches en pâte de blé] couvrant les murs de la salle d’étude : LE JUIF QUI NE RESPECTE PAS LA LOI JUIVE EST UN OS IMPUR. l i s l e & v o i s. (les) inclinations du mal [lit. ceux que la nourriture pour cochons fait baver d’envie] ne sont rien qu’un autre chiffon à morve miteux [yiddishisme, sarcastique], un moins que rien décrépit éculé. dit quelqu’un (un corps) à personne (un non-corps) « mieux vaut forniquer avec soi-même que de donner naissance à un tel corps. » me-dis-je moi clochard simulateur qui-ne-fait-jamais-rien-de-bien – pris pour un Paul insignifiant & couvert de haillons de vagabondages. depuis les mots distants étrangers fondus dans une bouche, puis confusion, distraite répétition extatique délirante : pas celle que tu attendais, mais pareille à une tarte à la carotte [argot, lit : être aux petits soins pour pas grand-chose] dans le déshonneur et l’humiliation les paroles sont suspendues, quoique non voulues, pour le meilleur ou pour le pire. « accorde-moi une faveur & et ne m’en accorde aucune ! » la confusion-agitation-excès-fôlâtre n’est pas simplement un cygne ornemental mais aux marges du langage tenant bon ; & son chéri coûteux, trop, pour tel & tel [lit. s’envole physiquement]

 
 

[Impurebone]

good for nothing—worth nothing—starved [lit. dead hungry] day-to-day contrary to the dietary laws—forbidden foods, impure or unprepared [lit. improvisatory] (applied also to the Sabbatean writings) in the posterior rectum [lit. buttocks-ass, a backward variant on toches] or “house of worship”. the pashkeviln [lit. wheat-paste posters] coating the study hall’s walls : THE JEW WHO DOES NOT ABIDE BY THE JEWISH LAW IS AN IMPURE BONE. r e a d i t & s e e. (t h e) evil inclinations [lit. those who crave pig’s feed] are no-thing but an-other ratty snot rag [yiddishism, sarcastic], decrepit worn out no-body. said some-body to no-body “it’d be better to fornicate w/ one-self than to birth such a body.” said a bum ne’er-do-well faker I was—mistaken for a petty-Paul & overdressed in wretched rags wanderings. from a distant foreign words melted into a mouth, then confusion, absent-minded wild ecstatic repetition : not the one you were expecting, but like a sweet carrot pie [slang, lit. fuss over nothing] in disgrace & humiliation hang the words, tho unwanted, for better or worse. “do me a favor & don’t do me any favors !” the confusion agitation roister bositerer is not just an ornamental swan but at the fringes of language hanging-on ; & its costly dear, too much, for such & such [lit. bodily soars]

 
Béatrice Machet, née en Eure et Loir bien que des racines bigoudènes, vit à présent dans le Var, mais aussi quelques mois de l’année aux USA.
Imprégnée des cultures Indiennes d’Amérique du nord, elle est également la traductrice d’une quarantaine de poètes Indiens vivant sur le sol des U.S.A. Elle anime sur le site la toile de l’un une rubrique de poésie contemporaine des Indiens d’Amérique du nord (sur le dos de la tortue). Sur le site du magazine Recours au poème elle écrit mensuellement des articles et des analyses consacrées à la littérature des Indiens d’Amérique du nord (regard sur la poésie Native American). Sur le site Amourier.com elle écrit dans la rubrique les feuilletons (quelque chose du Tennessee). Présente également sur les sites bribes-en-ligne. (rubrique au rendez-vous des amis), Sitaudis, Poezibao et Terre à Ciel.

Elle donne régulièrement des conférences à propos de la poésie Indienne nord-américaine d’aujourd’hui. Elle fait actuellement partie du collectif de poésie sonore Ecrits/Studio, basé à Lyon, avec à son actif 14 pièces sonores qui se peuvent diffuser en « live » ou non. Elle produit et anime une émission de radio mensuelle d’une durée de 55 minutes sur Radio Agora (Grasse) consacrée à la poésie contemporaine.
Invitée dans les festivals en France et à l’étranger, en résidences-mission, en résidences d’écrivain ou d’artistes, elle a enseigné l’écriture créative à l’étranger. Elle anime également des ateliers, séminaires et master classes avec des apprentis acteurs (conservatoire de théâtre de Toulon), ou danseurs (Châteauvallon), anime ateliers d’écriture pour enfants ou adultes dans les écoles, collèges, lycées, bibliothèques, médiathèques, galeries…
Site à consulter : www.beatricemachet.fr


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