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A livre ouvert - Angèle Paoli & Stéphan Causse, Rendez-vous à l’arbre bruyère par Isabelle Lévesque

lundi 22 octobre 2018, par Cécile Guivarch

Le titre est simple, direct, il résonne comme une invitation et propose l’adresse inédite de « l’arbre bruyère ». Sans doute cette bruyère méditerranéenne caractéristique qui peut, dit-on, atteindre quatre mètres et dont on fait les pipes.
On peut l’entendre comme une promesse entre les deux auteurs qui de leur dialogue épistolaire feront livre. L’amour de l’Italie et de la Méditerranée rapproche l’auteur de Caresser la mer (1) et la poète d’Italies Fabulae (2). La dernière page indique : « Le Vigan / Vignale, 2016 ». Le Vigan, petite ville cévenole, c’est pour lui. Vignale, hameau de Canari, dans le Cap Corse, c’est pour elle. Et le nom de chacune des localités est anagramme de l’autre. Une langue secrète a anticipé la rencontre des deux poètes.
La peinture de Caroline François-Rubino, en première de couverture, en bleu et noir, semble avoir fixé l’espace rectangulaire d’une adresse possible ou ce lieu lui-même offert comme un horizon.
Deux voix donc et une correspondance poétique qui commence à l’automne et s’arrête en mars-avril, quand l’arbre bruyère fleurit.
La 4e de couverture annonce que « Stéphan Causse ouvre le recueil, Angèle Paoli le ferme ». Mais rien dans la typographie ne permet de distinguer ce qui fut écrit par l’un ou par l’autre. Les poèmes semblent se suivre comme par concaténation. Parfois, un vers est entièrement repris : « pas âme qui vive / dis-tu ». Ou encore : « la mort traverse // qui saisit le vif », dit l’une ; « oui // la mort traverse / alors partons / les voiles hisssées vers les mers du Sud », répond l’autre ; et la première de reprendre : « vers le Grand Sud / dis-tu ».
Mais, le plus souvent, ce sont des mots qui passent de l’un à l’autre : « mes sens sont solitude / chaque baiser est une parole / comme une empreinte profonde / sur le chemin », dit un poème ; « avec la solitude // s’aiguisent les sens / le vent flagelle / qui fait se dresser / les crêtes de mer », continue le poème suivant.
Parfois aussi, la disposition typographique d’un poème semble répondre à celle du précédent.
Dans les mots également, le partage et la fusion s’entendent, « dérive du désir » reprenant « qui rive ton rire ». Entre l’île et le continent, un jeu de correspondance sonore s’établit, le même qui a présidé au mélange des voix. Quelque chose d’indistinct, de commun, constitue la trame du texte : dans un subtil jeu d’échos, des sons répétés se déplacent dans des mots à la prononciation voisine, comme l’on se parle d’une rive à l’autre, comme se duplique une voix portée loin. Les traces de dialogue demeurent cependant, dans l’interrogation :

« une fois ?
quand était-ce ?

c’était hier et ce n’est plus

pourtant »

La tension, perceptible dans les questions, devient mélancolique rêverie dans les méandres du temps : entre la répétition des instants qui reconnaît les vagues, les coquillages et la singularité de chaque moment, le cœur est soumis au balancement de ces sensations que le texte peut enregistrer en alternant des vers de longueur inégale qui provoquent une accélération ou au contraire suspendent le déroulement. Une pause pour goûter l’intensité, pour saisir, sachant que tout est temporaire, l’unique sensation de communion entre deux êtres qui s’écrivent et repoussent donc nécessairement le partage au moment de lecture du courrier. Ce décalage accroît la chance d’un arrêt, la perception du « parfait équilibre d’un nuage ».
Entre les deux poètes : la mer. Elle porte l’aspiration onirique, elle porte aussi, peut-être, les mots comme une bouteille à la mer ou « une bouteille en cave » qui affronte le temps en s’enrichissant.
Au premier plan, le paysage et ses métamorphoses, le reflet aussi qu’il invite à lire dans ses méandres : le soleil, le bleu et sa déclinaison des vagues au ciel, une permanence lue pour qu’elle relie l’être à ce qui demeure :

« toujours les mêmes mots
jamais la même mort
je suis aveugle
soleil
tu vois tous nos âges

nous voici blottis contre l’éternité »

La végétation et les fleurs nommées (lys, cistes, salsepareille…) font traverser les âges, les saisons, comme si le cycle des recommencements présidait à ce rendez-vous fixé depuis toujours et dont l’adresse ne sera pas modifiée.
Le départ vers le rêve des mers et la plongée dans l’horizon doivent être constants. Parade ou stratagème, voilà qui offre aux deux correspondants de ces lettres poétiques une promesse qui les tend l’un vers l’autre, conciliant les opposés : « l’éphémère d’une fleur / dans l’immortalité d’un rêve », le nord et le sud.
La part onirique avec sa portée enchanteresse et fondatrice d’une atemporalité ouvre au mythe. Une liste, « un trésor d’enfant échoué », ouvre à l’énumération du contenu d’un coffre trouvé. Parmi ces éléments, viatique pour le rêve, des livres, des feuilles et des objets qui unissent la Corse et les Cévennes. Ce coffre « qu’une sirène a dérobé » réunit l’enfance (« 1 caillou noir poli par la vague », « 1 bille de verre galaxie »…), les Cévennes (« 1 châtaigne des Cévennes ») et la mer qui entoure la Corse. On dirait une part du passé ressurgie, entre l’herbier et la malle d’un grenier perdu. Ce rendez-vous semble fixé depuis si longtemps que la rencontre doit s’accomplir « depuis l’enfance » dans le présent de l’écriture, « un feu / de bruyère » qui nourrit la « fièvre brève des mots », figurée par la vague qui se répète, « même disparue », alors que le cyclamen sauvage, cherchant toujours à s’élever, reste témoin de « l’esprit des lieux ».
Entre l’horizon mordant le présent et l’aspiration à l’élévation, le poème occupe un espace de transition habité par les deux voix mêlées du livre, se renvoyant les mots (« libellule », « mars », « volupté », « chagrin »…), témoignant de l’essor trouvé dans la voix de l’autre pour faire naître le poème, semblable en cela au mouvement de la vague, jusqu’à l’aube, figure tutélaire ouvrant au temps fécond.

Isabelle Lévesque

Angèle Paoli & Stéphan Causse, Rendez-vous à l’arbre bruyère
peintures de Caroline François-Rubino
Al Manar, 2018 – 78 p., 16 €


1. Stéphan Causse, Caresser la mer (Jacques André, 2016).
2. Angèle Paoli, Italies Fabulae, (Al Manar, 2017). Signalons également une publication en italien : Artemisia allo specchio (Vita Activa Editoria, Collana Trame, Trieste, juin 2018).


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