Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Voix du monde > Luiza Neto Jorge

Luiza Neto Jorge

vendredi 27 mars 2015, par Roselyne Sibille

Un peu de biographie

Luiza Neto Jorge est née à Lisbonne en 1939. Elle fait des études de philologie romane à la Faculté des Lettres de Lisbonne. Elle y fonde le Grupo de Teatro de Letras. Puis elle va vivre à Paris pendant huit ans, y exercer de nombreux métiers : femme de ménage, interprète, animatrice de radio, libraire, professeur de poterie... Elle dessine et elle aime écrire en lien avec les peintures des ses amis, dont Jorge Martins. Elle vivra dans un double exil entre Lisbonne et Paris.
Proche du surréalisme, dans les années 60, Luiza Neto Jorge écrit son premier recueil de poèmes La nuit vertébrée, se lie au groupe Poésie 61 (avec Gastão Cruz et Fiama Hasse Pais Brandão), groupe de poètes qui contribuent à renouveler le langage poétique – dans un esprit exploratoire.
Elle produit une écriture de la conscience féminine et invente une poésie brute dans le langage du corps, d’un corps fragmenté qui se disloque et se recompose dans le corps même du poème.
Elle a traduit de nombreux auteurs français en portugais : Sade, Max Jacob, Céline, Artaud, Michaux, Boris Vian, Ionesco, Jean Genet et Marguerite Yourcenar...
Elle a également écrit pour le théâtre et le cinéma.

Le poème nous apprend à tomber, dit-elle, chute d’amour où le visage touche le sol
oiseau qui s’est lancé à pic sur la croûte de la terre, piquant au plus tendre...

Extrait d’une note de ses traducteurs, Christian Mérer et Nicole Siganos dans Par le feu, éditions Le passeur, 1996, épuisé.

« Mise en scène érotique, la poésie de Luiza Neto Jorge privilégie la verticalité, l’ellipse, la densité, alliées à une langue presque crue, ou d’une préciosité qui ne serait que le voile de cette crudité. Le corps de la femme porté au langage sous le feu du désir (du désir d’un désir) se démembre, flambe, enflamme la page (je vis dans la flamme / l’habit a pris feu / qui marie / mort et vie). L’écriture se vrille, âprement creuse le manque du corps, jusqu’à parfois en mimer l’extase. (…) Mais au moment d’être portée sur la scène du poème, l’« action » érotique est tenue à distance par le travail même de la langue tendue jusqu’au sarcasme : machine anti-lyrique, déchant inscrit dans le poème. Une pulsion vitale profonde et une tension immense animent ses poèmes où se conjuguent une double insurrection du corps et de la parole … »

photo © maria felipe rosa


Luiza Neto Jorge | Bibliographie

En langue portugaise :
A noite Vertebrada, Collecção « A Palavra », Faro, 1960
Quarta Dimensão, em Poesia 61, Faro, 1961
Terra Imóvel, Portugália, Lisboa, 1966
O seu a seu Tempo, Ulisseia, Lisboa, 1966
Dezanove Recantos, Iniciativas Editoriais, Lisboa, 1969
O Amor e o Ócio, Jornalde Letras et Artes 268, 1969
O Ciclópio Acto, poema para livro-objecto de Jorge Martins, Livraria-Galeria 111, Lisboa, 1972
Os Sítios Sitiados (Poesia 1960-1970), Plátano, 1973
A lume, Assírio & Alvim, Lisboa, 1989
Poesia (1960-1989), Assírio & Alvim, Lisboa, 1993

En langue française :
Prélude pour sexe et rêve, traduction de Marie-Claire Vromans, Editions 632, Bruxelles, 1994, épuisé
Par le feu, traduction de Christian Mérer et Nicole Siganos, Editions Le passeur, 1996, épuisé
Anthologie de la poésie portugaise contemporaine 1935-2000, Poésie/Gallimard


Trois témoignages à propos de Luiza Neto Jorge

Alberto Seixas Santos

« Je garde une image très forte de Luiza Neto Jorge. Nous sommes à Paris dans le studio de Júlio Pomar. C’est jour de fête. Il y a des verres, de la musique, des gens. Luiza arrive, vêtue de noir, farouche et maigre comme toujours, elle traverse la salle, s’assied sur une chaise près du mur, croise les jambes, et regarde. Si ce n’était la curiosité, la pose serait celle d’un sphinx. Peu après arrive une française que je connais à peine et me dit : Tu l’as vue ? Elle est extraordinaire, n’est-ce pas ? Elle parle de Luiza, bien sûr. Qu’elle soit presque toujours le centre des attentions des personnes présentes ne me surprenait pas du tout. Rares étaient les yeux qui avaient l’intensité des siens. Noirs, grands, pénétrants. (…) Je ne sais plus quand et comment je l’ai connue. Peut-être dans un café ou un ciné-club à la fin des années 50 ».

Fernando Cabral Martins

« (…) Je ne me souviens que peu de ce que j’ai entendu, je ne me souviens que de ce que j’ai vu. Je crois qu’il est toujours vrai qu’une image vaut pour mille mots. Elle était radieuse, ses yeux brillaient comme s’ils laissaient échapper une lumière. Dans son apparence physique, qui blessait par son étrangeté, il y avait de la grâce et de l’harmonie. Un manque de protection, ou une fragilité, devenait chez elle magiquement une forteresse. Et calme. Elle disait peu aussi, et nous riions tous. Cette femme était peut-être (…) le plus grand poète portugais vivant. Elle ne faisait pas de grandes phrases, ni des petites, rien qui pût avoir l’air d’un vers, à peine un sourire qui enveloppait parfois un mot. Hostile aux vers, comme à sa poésie. Seulement préoccupée par les mots, sans autre musique que celle des sens inaudibles, celle qu’on écoute quand les poumons inspirent et expirent, et que l’air chante ».

(Ces deux textes sont traduits du portugais par Pierre Astrié)

Gastão Cruz

« […] Il y avait, à mon avis, entre la poésie de Luiza et sa façon de vivre une parfaite convergence, cohérence et unité placées sous le signe de la force, de l’intensité. Rien en elle était doux, douteux, auto-indulgent. Peut-être un peu timide, elle n’aimait pas du tout à être le centre des attentions et exerçait discrètement un énorme pouvoir de séduction, qui provenait principalement d’un sens de l’humour toujours intelligent et attentif et d’une façon positive de regarder la vie. Même les grands malheurs, elle les a affronté sans pitié et sans plaintes. Et, en fin de vie, quand elle a dû passer de longues périodes à l’hôpital, elle a maintenu la capacité de parler avec animation et rire avec ceux qui la visitaient, en parlant parfois de ses problèmes de santé avec objectivité et distance (du moins apparemment). […] »

Memória de um tempo e de Luiza Neto Jorge, Relâmpago, Revista de Poesia, Lisboa, Fundação Luís Miguel Nava, nº 18, avril 2006, p. 125-127.

(Ce texte est traduit du portugais par Maria Felipe Rosa)


Poèmes de Luiza Neto Jorge

Traductions de Patrick Quillier
(in Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, Poésie/Gallimard)

En ânonnant que le poème est brute inculte
l’aimé ouvre les dents et alors moi je glisse ;
séismes, orgasmes tremblent dans son regard
tandis que moi, au bord de la rime, j’exulte.

Rien que d’aimer je connais bien toute la terre :
sans nœuds et sans détour, un corps tout lisse.
J’ai la menstrue cachée dans un réduit
où théoriquement est remontée la mer.

Dans les déserts – intimes et insoupçonnés –
les autruches déjà tombent de canicule
– ou la distance, avec les oasis, s’achève ;

à mesure que dans les couches archaïques
vont se mouillant des voix et des norias
dans leur descente au fond je touche, et à l’entrée.

Rechant 9

De ce côté il n’y avait pas rien que le sang
et de l’autre côté pas rien que l’atmosphère
ni en bas rien que le soleil et,
dans sa dérive, l’écran panoramique
mais la peau entre des miroirs images superposées
d’une transfusion
progressive
comme dans le film où dieu s’investissait
sur une autre divinité de démons lointains.

Si fort à fleur de peau sortaient les rides du savoir
si jetées à notre portée les rues magiques
si bien les pores
facilitaient l’inondation de l’âme
que quelqu’un,
venu du rêve,
a purifié, en flamboyant, les airs.

Si bien les pores facilitent
la chute dans la trappe
qu’un poète s’identifie à un sein
pour forcer le secret du lait.

Le fleuve…

Le fleuve est tari.
Je suis montée légère à la source
mourante.

Je serais descendue, c’était
la mer

Sur le corps…

invention infinie
de pétale bouillant
détache le phallus

le mot souligné
qui est lui m’avançant
sur le corps

la porte giratoire
qui m’échange
avec l’homme et, pour lui,

le vêtement fertile
qui lui crée d’autres seins
sur le corps

Filmage

Poumon harpon dans mon oxygène, se figeant
au milieu de l’air incendié, incendie sur ton poil,
dans le fond forêt, j’enterre les doigts

Je déroule sur ton axe dorsal un involucre dévastateur
de draps abrupts et toi tu pèses
sur le site en révolte
où je me sens étalonnée
à l’aune de ton poids.

Quel timbre y aura-t-il pour protéger chaque syllabe
à l’intérieur de ta parole intime

Quelle étoile abondante enserre le cœur perpétuel
de Néfertiti

Et toi, leste corsaire, et toi encore, concentre-toi
chante contre ton propre cran.

Mets ta mandibule à te dévorer, maintenant, nu.
Rappelle à la va-vite ce qui murmurera le plus
dans ton passé de rustique amateur de femelles,
cette chose qui fut la plus grande entreprise
parmi courages et cruautés de ton corps
ces manades que tu retins
de ton sexe bouillant érigé sur moi.

ces manades que tu retins
de ton sexe bouillant érigé sur moi.
Les paysages que tu t’en fus incendier rien
que pour filmer l’astre nouveau dans son coucher
sur mon pubis.

Dans les villes du sud

Dans les villes du sud
c’est la violence et c’est l’excès,
de semence.
Eclatement des fleuves et fuite de l’eau.
Le corps, couvert d’écorce, se craquelle.

Des légendes viennent du fond des siècles
ensabler les rives.
Et lorsque à la bouche d’un puits
nous allons éprouver notre écho,
des eaux pures jaillissent,
dans une autre langue

Fracture

Ça déchire d’exposer cette fracture,
d’épier par elle mes amis
plus d’une poitrine et plus d’une artère fermées,
retournées par la machine mort.

Ecritures malignes : je me sens si peu déjà
pour les expurger ! En lave elles s’éboulent,
hachurent de feu des pages inaltérées,
et un bras dans la tourmente fait saillie hors des vagues.

Fructifère il s’implante
dans le sein de notre corps raréfié.
Membre de vigueur, frère bras viens
dedans nous ensemencer

Jeunes filles

Nous avons asséché dans la mère
son lait de mère
mais du cordon nous n’avons pas
délié les nœuds
Infus dans le corps
quoi se rebelle
ce sont ses lunes à lui
éteintes en nous

Nous aimions notre père
d’un amour sans termes
avec des dents de lait
avec un fil de voix
Si lui nous rejetait
dans la chambre l’exil
était de ne pas savoir
ses tours pour nous trahir

Nous les avons surpris
sur les marches du trône
dans leur lutte d’amour
puis muets, pétrifiés
la mort alors nous effleura
mais sans que nous enfoncions
dans la prise d’élec-
tricité les doigts.

La main nous a fuies
pour forcer le vorace
le ruisselant tunnel
où c’est encore trop tôt.

Nous prenons un livre
nous allons apprendre
au bout de la langue
les dires nouveaux,
c’est le premier sang
qui répand la peur.

Rechant 13

C’est ma sœur qui est née en parlant
d’un épanchement colossal
de la, solitude.

Les femmes, c’est un parfum épais que de le rappeler,
ont des angles absents dans ce qu’elles voient
et ce qu’elles parlent
et dans les occultes
nébuleuses de leur corps
l’amant devine comme un homme trahi.

C’est ça c’est ça même :
dans cette pénombre de métal incandescent
ça aspire, l’aspérité d’angoisse s’émousse

et la femme (Illa, sœur d’Illo le monde, ma sœur),
qui est vaste repos pris de fureur
court pour les attraper,
le miroir et la fleur,
jaillissant de la taille comme d’un jardin
vers une espèce de corps inénarrable.

La tête en ambulance

Il y a des plaies cycliques il y a des vols violents
au-dedans de chambres à air des tournants
des plaies qui se pensent en pleine nuit
et explosent dès le matin

ou bien qui en pleine nuit s’ouvrent
et dès le matin sont pensées
avec toutes les pensées que
les organes sont habiles
à inventer comme pansements

ligatures casques
sacrements
avec quoi l’on retient la tête
quand elle de nous se retire

quand elle nous pressent
en syncope ou mise à nu
ou dans une erreur plus spacieuse
ou dans une lettre plus muette
ou dans une salle de torture
dans la salle obscure, d’enfance

Minibiographie

Je ne me veux ni dans le temps ni dans la mode
Sur tout je lance comme un dieu mes yeux de haut
Mais patatras ! Le moteur corps d’un soubresaut
Mauvais au moindre pas rend ma coda sans code.

De vieillir, je tombe malade et j’en oublie
à quel degré la vie est geste et l’amour baise ;
différente je me conçois : à l’envers, oui,
Pas autrement, le format femme, j’y suis à l’aise.
Et si la nef vient de la profonde étendue
Hâtive m’enlever, m’assassiner, j’active :
à peine elle m’emporte, et sans peur je me hisse
sur la scène du plus ardu et du plus nu.

Un poème je laisse, à tout retardataire :
un demi-mot à tout bon entendeur mon frère.

Pendant que pénétramment je t’espère, la lumière a caillé.
Les oiseaux ont caillé tandis que je t’espère. Le lait tandis que je t’espère a caillé.
Y aura-t’il un autre verbe ?
Submergée, très éloignée de tout enfer de tout paradis moi j’existe.
De tels mots existeront-ils ?

C’est le moment d’écrire sur l’attente.
L’attente a des ongles de faim, la bouche cousue, des jambes pour décamper.
Elle s’assied de face de côté sur n’importe quel siège. Elle laisse tomber
de sommeil sa tête d’animal exotique alors que ses yeux se fixent sur la pointe
de mon pied et commencent un mouvement de rotation autour de moi
autour de moi de toi.

Extrait de Difficile poème d’amour(in Prélude pour sexe et rêve, Editions 632, Bruxelles, 1994, épuisé), traduction Marie-Claire Vromans

Rechant 19

Je vois pour finir quelqu’un mourir
qui était homme à inventer une écriture
à sourire d’inventer des lettres pour faire un rapport sur tout
ce qui dans la neige est neigeux et
sur ce qu’il y a dans les lettres de sphères qui roulent
d’un côté à l’autre de l’invention

quelqu’un qui à l’heure où je me trouve avait à dire
que sa liberté était juste comme la patte d’un oiseau
pesant sur le sol
et (flash) l’amour injuste comme un autre pied ou
un oiseau mourant d’une maladie
phosphorescente

ou : qu’Elle-et-Lui souriaient nus tous deux à tout le monde.
Que tous deux utilisaient le meilleur savon pour leur peau.

ou : que dans son champ étroit, en effet, il chantait.

Voilà, c’est fini.

Dossier créé par Jean-Marc Barrier


A écouter

Une émission de radio consacrée à Luiza Neto Jorge et ses poèmes :
Les arpenteurs poétiques sur Radio Pays d’Hérault
à l’écoute sur
http://www.rphfm.org/Les-Arpenteurs-Poetiques-Luiza.html

***
Un concert poétique sur Luiza Neto Jorge
Création à Lodève, dans le cadre du Printemps des poètes 2015
Le 20 mars à 20h30 au Quai de la Voix, Quai de la Mégisserie à Lodève
(Dossier et spectacle disponibles sur demande : jeanmarcbarrier@gmail.com)

Luiza ! Luiza !

Luiza ! Luiza ! est une immersion sonore dans les poèmes de Luiza Neto Jorge (1939-1989), femme et poète proche du surréalisme, qui a vécu un double exil entre Lisbonne et Paris. Elle a exploré de nouvelles formes, de nouvelles forces, et a produit une poésie brute, ardente, dans le langage du corps, d’un corps fragmenté qui se disloque et se recompose dans le corps même du poème.
Deux hommes relaient cette écriture puissante de la conscience féminine : Pierre Diaz et Jean-Marc Barrier créent ensemble un univers sonore où les mots et la musique se frottent, se nouent et se fraient leur passage – cristallin, tellurique ou méditatif – et pénètrent bien au-delà de l’oreille.
Pierre Diaz | saxophone, clarinette basse, effets et électro
Jean-Marc Barrier | voix
(Durée 65 minutes)


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés