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Hep ! Lectures fraîches ! Janvier 2017

dimanche 15 janvier 2017, par Cécile Guivarch

À la pleine lune, Fadwa Souleimane, Le soupirail

Syrienne, née à Alep, Fadwa Souleimane vit en France depuis 2012 après avoir milité au cœur de la révolution syrienne pour la paix dans son pays. Ayant obtenu l’asile politique en France, elle écrit depuis Paris (sauf certains vers écrits à Homs ou à Tartous) « comme une nécessité pour désamorcer la violence. » À la pleine lune a reçu le Prix des Découvreurs en 2016, prix bien mérité, tant la langue de Fadwa Souleimane est belle et puissante, tant cette parole, ce chant, ce cri, sont à découvrir de toute urgence. Fadwa Souleimane écrit la « puissance du papillon », mais aussi « la faiblesse d’un taureau », « la fragilité des montagnes », et « la solidité du fil d’araignée ». L’ordre des choses, inversé, évoque combien la situation en Syrie a, elle-aussi, été inversée. La terre syrienne, aussi désignée comme un cocon, est une terre où « la vie est mourante » et « la mort vivante ». Des hommes tentent de résister, espèrent « que tout finisse ». Les premiers poèmes amorcent le livre puis s’ensuit un long chant qui remonte le fleuve jusqu’aux origines. L’auteure évoque cette terre où fleurissait le jasmin, où les gestes des ancêtres ouvraient des portes sur le ciel. Un chant « pluie sur pluie, argile sur argile », qui, sans crier gare, transpose le lecteur dans le chaos syrien, dans le sang, les cendres, les morts. Le chant devient cri, un long cri qui nous prend à la gorge. Chaque mot a son importance et Fadwa Souleimane le sait très bien, ce sont eux qui l’aident à « supporter l’insupportable » : « les mots s’agrippent au bout de mes doigts / je ne les laisserai pas tomber / ils ne me laisseront pas tomber ». Chaque mot est un espoir, « un rayon de lumière ». Le pouvoir d’évocation est si fort que même en fermant les yeux on ne peut effacer ces images de violences. C’est une gigantesque fresque qui nous est proposée, avec une certaine pudeur de la langue, une parole suffisamment puissante pour nous toucher de plein fouet. Nature et hommes sont mêlés et l’écriture est suggestive : « soleil qui jette son mouchoir par terre », « on a brisé les doigts des roses et abattu deux papillons », ou encore, « bourrant la bouche de la terre de cadavres de papillons et réduisant les feuilles de jasmin en cendre ».
Cette Syrie, cette terre nourricière qui donnait vie et qui, d’un coup, bascule dans l’horreur. Cette barbarie où un frère tue son frère, où l’enfant est tué par derrière d’une balle dans la tête, un autre qui dégage le visage de sa mère d’entre les pierres, les maisons détruites, « les bombes qui se posent sur les toits », ces mêmes bombes qui « emportent les lambeaux des êtres chers ». Tout se transforme en coups de poignards et le soleil devient ombre, celle qui « dresse l’échafaud / pour tous ». Beaucoup de sang coule, et même « le ciel (…) referme ses portes ». L’auteure rêve de paix : « finissons-en avec cette mise en scène ». Elle évoque les personnes qui sont obligées de partir : « ô vous qui quittez le pays à pied / écrivez dans vos notes de voyage ». Qu’est-ce que l’on devient quand on a du quitter ainsi son pays car on ne sait plus « qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que la vie ? », et qu’on a ce sentiment d’impuissance : « rien nous ne sommes / rien » ? Cette impuissante évoquée de la sorte : « je suis de là-bas / mais ne suis pas là-bas / ni ici ». Les morts retournent dans cette terre, celle qui les a vu naître et mourir, de nouveau semés pour renaître, en signe d’espoir. Être rien dans l’Histoire « que souvenirs / filant à travers le temps », et pourtant être « une étincelle / qui se consume / dans l’obscurité ». Car c’est ainsi que persiste la lumière de Fadwa Souleimane. Un espoir, un déluge comme celui de Noé qui laverait l’horreur et permettrait le retour au pays. Déluge à double sens si l’on évoque ce « déluge de cadavres », mais retour qui permettrait de tout recommencer. On n’oublie pas de saluer la remarquable traduction de Nabil El Azan.

en moi la puissance du papillon
et la faiblesse d’un taureau
en moi la fragilité des montagnes
et la solidité du fil d’araignée
le vacarme des pattes de fourmis
et le silence de la mer
en moi la vie mourante dans le cocon
et la mort vivante chez les passants
en moi le vert des feuilles d’automne
et le jaunissement de l’herbe en mars
en moi juillet
il ne reviendra pas en juillet
en moi l’instant
où le cœur prend son repos éternel
pour que tout finisse
pour qu’en moi advienne
ce qui n’est pas encore

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ce peu de soi, Michel Bourçon, la tête à l’envers

« Une voix se fait entendre en nous »
« Le jour ne comble pas le vide en nous et nous ne comblons pas le sien, chacun semble à sa place. »

Ces deux fragments pourraient résumer, non seulement ce peu de soi, mais une grande partie de l’œuvre de Michel Bourçon. Chaque chose semble à sa place dans cette poésie. Toutefois rien n’est sûr. Le poète prête sa voix à l’écriture, ou plutôt écoute cette voix qui le fait écrire. Écrire ce que les mots provoquent en soi et constater comment ils deviennent des idées. Les yeux, à l’instar de la parole, ont aussi leur rôle, « les yeux regardent de vastes étendues de terres, longuement, au point de les sentir peser en soi ». Cependant, c’est la voix qui toujours revient et domine. Que sommes-nous face à cette voix ? Que savons-nous des mystères de l’existence ? Ne faudrait-il pas plutôt, comme le suggère Michel Bourçon, « vider la tête de sa voix » et « écouter seulement le corps vivre » ?
Michel Bourçon se préoccupe de notre place dans le monde et de la trace que nous laisserons : « dès le réveil nous ouvrons les yeux sur notre mort, nous marchons dans notre disparition ». Il nous rappelle que nous sommes si peu sur terre. Il frôle des questions philosophiques, mais il ne philosophe pas, il est bel et bien dans la poésie en apportant des questions qu’il ne tente pas de résoudre. À lire Bourçon, les mots, les phrases, sont d’apparence simple, cependant ils induisent une gymnastique de la pensée. Lire Bourçon fait du bien, on ne peut pas dire qu’on en sache davantage sur les mystères de l’existence mais sa voix nous porte et nous interroge. Lire Bourçon, c’est également puiser dans ce quelque chose d’intérieur, chercher ce que la vie creuse en soi.
« Seul à s’entendre respirer, à écouter les battements de notre cœur, nous sommes à côté de la vie que nous regardons. »
« Que retenir de la vie quand, la plupart du temps, nous demeurons là, entre les choses, sans qu’il nous importe d’être parmi elles ? »
« Que restera-t-il, quand la voix sera définitivement éteinte ? »
Ainsi Michel Bourçon questionne le temps, notre place dans le monde, avec la langue, avec les mots. Ces derniers seraient-ils preuve de notre existence quand « nous nous effaçons plus rapidement que les choses qui nous entourent. » Ce peu de soi est guidé par une interrogation essentielle : qui sommes-nous ? assortie de cette inquiétude : « nous ne saurons jamais ce que nous conserverons de nous. »

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À la longue, Françoise Delorme, Editions Tarabuste

« Je ne peux jamais dire : je ne me sens pas de parenté avec l’herbe avec l’arbre avec la parole avec tout ce qui penche. » Françoise Delorme donne ainsi le ton de ce livre composé de plusieurs parties, soit en proses soit en vers. À la fois journal de la pensée et profond élan de vie, d’amour, de partage mais aussi impuissance face au monde. On se laisse porter par ces mots, par cette langue aux percées de soleil. Une langue où les couleurs sont très présentes, celles des fleurs, du ciel, de la terre. La terre aussi est très présente : celle qui nourrit, celle que l’on pétrit, celle que nous partageons. Les textes s’écrivent dans des moments et des lieux précis, à Lajoux (dans le Haut-Jura), à Paris, à Genève, à Vitrolles ou ailleurs. Le très petit, le quotidien, « le silence qui bouge à peine » côtoient le soi-même, ce peu de choses que nous sommes avec notre bref passage sur terre. Ceci est évoqué par Françoise Delorme en quelques mots : « dans le soleil je brille et je meurs ». Ainsi, la peur côtoie la vie, la vie côtoie la mort et même « la vie ne va pas droite », nous sommes « occupés à tenir la main de la nuit ». Chacun est enfermé dans ses propres peurs, « dans ses propres mains. » Alors qu’au-delà de soi, à une plus grande échelle, il y a le monde. Si présente dans ce livre, la solitude des hommes aux prises d’un monde qui leur échappe : « nous sommes trop nombreux, terre et ciel envahis ». Ce monde si violent : « le monde coupé en deux est / des deux côtés le brouillon du noir ». Françoise Delorme se sent tellement impuissante, qu’elle parle de « malaxer la violence de la terre et vivre nu. » Ce « je » existe dans sa solitude et aimerait rassembler, « donner forme ». Pourtant, il s’agit de poursuivre, d’ « écrire un mot humain ». Humanité, fraternité, rassembler, voici ce qui résume l’écriture de Françoise Delorme, « comme glisser langue pour aller jusqu’à nous ». Dans un élan d’amour et d’humanité : « je creuse l’amour jusqu’à ce qu’il nous contienne ». Toujours à la recherche de la lumière : « dis-moi comment toi tu touches la lumière », car « lumière toujours à la recherche de celui qui la cherche ». Engagement : « ce ne sont pas les poètes qui m’ont donné le droit à la parole mais le politique. » Volonté d’écrire vers l’humain : « je pose devant toi l’oiseau d’un poème ». « Désir d’approcher un alphabet » : car l’écriture de Françoise Delorme s’invente et ne cesse de le faire au fil de ce livre. Toi, lecteur, « tu entends le silence au fond d’une musique ».

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Juste avant la nuit, Georges Bonnet, Le temps qu’il fait

Juste avant la nuit, c’est près de 150 poèmes, chacun comporte souvent entre quatre et neuf vers bien souvent. Ils sont brefs, vont à l’essentiel. Ce qui me touche dans ces poèmes, c’est d’entendre autant de silence, celui de la solitude. « L’arbre écoute / son ombre / respirer ». La nuit, celle qui vient, sans finir de venir, côtoie la lumière. Le passage des oiseaux, la contemplation du jardin, « si belle la vie » et toujours ce silence qui revient, alors que l’homme « vieillit / sereinement », « toute une vie / derrière soi ». Il demeure la nostalgie de ce qui a disparu avec les années, les souvenirs sont doux et vifs. La poésie de Georges Bonnet est d’une grande délicatesse, toute en images, sensible à ce qui l’entoure. Les poèmes sont courts mais on sent dans chacun d’eux quelque chose de plus profond, quelque chose qui attend de surgir, d’être développé, toutefois ce quelque chose reste discret, ne se dévoile pas tout à fait. Dans cette poésie d’avant la nuit, ce qui prédomine est ce qui donne sens à l’instant, telle la contemplation du paysage et la mélancolie.
Il y a beaucoup de justesse dans si peu de mots, Georges Bonnet manie l’art de la langue :
« La terre est bonne / et chaque graine / trouve son ciel », là où le silence devient « l’unique langage ». Témoignant d’une vie passée, dans l’attente de la nuit, Georges Bonnet est un poète de l’image, ses vers sont des pépites. Du bonheur.

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Confidences de l’eau, Pierre Warrant, l’Arbre à paroles

Pierre Warrant nous offre un livre d’une grande intensité. Une écriture qui nous interroge et nous amène là où l’on ne s’y attend pas, et il provoque un va et vient des mots, tel le rythme des vagues. L’eau. La mer. Les confidences. La mer avance et recule, creuse et efface le sable. L’homme aussi avance, recule, efface et recommence, avance chaque jour un peu plus dans le monde. Pierre Warrant amène son lecteur à réfléchir, à faire l’effort de se positionner dans le monde, à entretenir ce bout d’horizon, l’espoir. La mer évoque tant. Elle balaie notre enfance en même temps que nos jeux de sable. Il y a avec elle quelque chose qui gronde, « ce tumulte / qui ne demande / aux hommes / qu’un peu de calme ». Beaucoup de sentiments transportés par la mer, comme la peur, la tristesse et l’angoisse. La mer évoque tant l’émerveillement que d’autres facettes : « la mer chante et réchauffe ». Dans ce texte, beaucoup de fraternité, quelque chose qui rassemble par l’écriture. Comme celui de l’eau, le mouvement d’écrire de Pierre Warrant relie. Pourtant, si cela se construit, c’est pour se déconstruire ensuite, et dans un même poème. Si la première partie du recueil est écrite sur un ton apaisé, la suite est plus douloureuse avec la mer représentée comme miroir du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui : « la mer dans son vacarme / ruisselle jusqu’à nos larmes ». Ce monde dans lequel chacun ferme les yeux. L’eau, symbole de pureté présente ici une ambiguïté : elle « va / avance et se retire ». La mer réveille ici la conscience. Le monde souffre et il est pourtant beau. Peut-être est-il possible de nous rassembler, malgré ce vacillement possible et la peur des marins.

Devant la mer et le ciel
je vois des bleus distincts
des lambeaux d’horizon

de quoi aimer
le bruit du vent et de la plume
et ce rapport de l’un vers l’autre

que l’on nomme écriture

vagues et bateaux la traversent
accostent et s’y plaisent
le reste s’efface eau sel et sang.

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Va, Véronique Gentil, Faï fioc

Va, du verbe aller à l’impératif. Va, c’est un ordre. A-t-on le choix ? Aller dans la vie, écouter « l’approche de la nuit », se regarder tomber. Véronique Gentil évoque le temps et la mémoire, parle de « ces plus petits restes de vie ». De cette mémoire qui s’amenuise et donne encore la possibilité d’être. L’écriture est délicate, elle suggère, alterne les formes, traite le sujet avec empathie, à la première personne. On se souvient des origines, de l’enfance, de ceux qu’on a aimé, de petits détails, mais on oublie les mots et les noms.

je suis perdu
dans ma propre maison
dans mon propre jardin
et je me tourmente
pour un souvenir
qui n’a pas abouti

Ressentir une certaine tension, une appréhension de ce qui vient, la peur de mourir. Ne pas être juste dans la contemplation, mais dans la quête du ressentir, dans cette allée vers la mort, la nôtre, ou celle d’un proche.

tandis que tout
tend et cherche
à vivre moi
je vais mourir
et j’ai peur

Aller sans cesse vers la fin, et c’est ainsi que « cette chute est continue et c’est parce qu’elle est continue que le vide ne me tue pas ». Dans Va, Véronique Gentil rappelle qu’ « un homme c’est si peu ». Une photo de l’auteure au début du livre montre un chemin sur lequel il convient d’aller. Un chemin dont on ne distingue pas le bout. Au bout de celui-ci : la mort, avec laquelle il faut pourtant continuer de vivre.

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La lumière imaginée, Dominique Maurizi, Faï fioc

« Tout se passe à l’intérieur », dans une prose, dans une langue, ensemble, en famille. C’est toujours la nuit que les morts reviennent et parlent. L’écriture est intense comme « ce profond battement de mon cœur ». On sent, dès le début de La lumière imaginée, un rapport à l’écriture pour faire renaître, revivre les êtres et ceux qui sont nos pères, nos mères, ceux qui nous nourrissent. « Seule la poésie permet cela », leitmotiv. Nous sommes dans un songe éveillé, les nuits sont tourmentées, tels des cauchemars d’enfance. L’écriture est rythmée, les mots s’enroulent, se déroulent, tantôt balbutiements, tantôt prêts à crier. Rythme qui ne retombe jamais au cours du livre. Les mots vont et reviennent, les nuits suivent le même mouvement et entraînent avec elles les morts. Ecriture intérieure, qui s’envole, orale, à haute voix, le texte prend voix et devient chant. La nuit, un père invisible, une mère contrariée, une tempête dans la maison et des morts qui parlent. « Seuls la fièvre et la poésie provoquent des visions. Seuls l’amour et la mémoire », leitmotiv. Et l’écriture, les mots écrits, tapés à la machine. Alors pourquoi ce titre, La lumière imaginée, si ce livre parle de nuit ? La lumière, ces ailes blanches qui dansent au plafond. Ces êtres qui reviennent. Mais qui sont-ils ? Pourquoi parlent-ils ? « Les morts parlent-ils ? » La narratrice appelle : « Est-ce moi ? Dis, est-ce toi ? ». On sent les vies écorchées, les nuits sont à la fois refuges et insomnies. Le texte va et vient, tourne autour pour avancer plus loin. On ne sait pas vraiment autour de quoi on tourne, on devine un père invisible, un père de sang ou bien un père qui guide la main vers l’écriture.

« Ce n’est pas toi qui parles, c’est la voix de ta langue. »
« Je vois, je sens, j’imagine et j’écris ensemble. »
« Dedans c’est la lumière qui écrit »

Écrire avec, entendre, délier la langue ensemble avec les voix d’Auden, Ausländer, Blake, Bolaño, Celan, Kazantzakis, Pizarnik. Les entendre la nuit, les garder vivants. Vivante est la langue. Ce texte est magnifique. Coup de cœur.

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J’écris, Jacques Morin, Rhubarbe

Lettres, éditos, critiques couvrant une période de 40 ans de travaux, de réflexions autour de la poésie et de l’acte d’écrire sont rassemblés dans cette anthologie J’écris présentée par Christian Degoutte. On découvre ou redécouvre « la poésie et ses banlieues » telles que perçues par Jacques Morin. Le revuiste (pour ceux qui ne le savent pas, Jacques Morin est derrière la revue Décharge, on le connaît sous le nom de Jacmot) est aussi poète, en plus d’être chroniqueur. Le titre J’écris prend toute sa signification. Jacques Morin est perçu avant tout comme un activiste de la poésie et des poètes. À travers ces réflexions, j’ai été très sensible à sa perception de revuiste (que, avec Terre à ciel, je partage également), et à tout ce qui touche à sa vision de la poésie et de l’acte d’écrire. Deux idées, pour n’en citer que deux, qui me semblent essentielles :

_- L’acte d’écrire est une façon de revendiquer sa parole. C’est une façon d’être et de vivre. Une façon de « se réfugier dans un cri » : « le cri prisonnier de la cage thoracique s’échappe sur le papier ».

_- Le poème « procède d’un mystère fondamental et d’un besoin d’éclaircir une zone d’ombre ». Un recueil permet ainsi de comprendre le cheminement d’un poète. Toutefois, « rechercher la mode, suivre le style en vogue, c’est forcément renoncer à ce qu’on a à dire soi ».

La réflexion de Jacques Morin autour des revues, du travail de revuiste et des moyens de diffuser la poésie, je la partage tout à fait. Le revuiste est un passeur. « Pour lire. Pour faire lire. Pour partager. »

Jacques Morin sait bien que les petites revues de poésie ne sont pas forcément aussi efficaces que les grandes maisons d’éditions. Il en vante l’accueil, le rôle fondamental pour la diffusion de la poésie. Décharge n’est pas une revue professionnelle, selon Jacques Morin, mais « un lieu de parole unique ». Jacques Morin a conscience que « le lecteur de poésie est chose très rare » et dénonce que les poètes ne lisent pas. Il a des idées sur la jeune poésie, celle qui émerge et dont il est bien placé pour parler. Activité de revuiste qui a évolué au fil du temps avec l’apparition d’Internet, ce qui a simplifié le travail : un gain de temps comme d’écriture.

Il n’oublie pas de parler de son métier d’écrivain, de l’angoisse de la page blanche, des dédicaces et des contrats d’édition. Jacques Morin écrit, il est pourtant davantage perçu comme revuiste que comme auteur. Ceci est une difficulté caractéristique pour le revuiste. Il poursuit ce travail de relais avec une certaine fierté. Être revuiste devient un devoir. Il confie dans une réponse à une question posée par Antoine Emaz : « Quelque chose que l’on doit faire, et tant que cela n’est pas fait, j’ai mauvaise conscience. »

Surtout, il aborde sa vision de la poésie. « La poésie comme le mot de passe d’une fraternité clandestine. La poésie : mouvement écologique de la pensée », mais « elle ne peut prétendre et de loin à une révolution globale ». Il évoque la poésie d’aujourd’hui qui ne « croit plus au pouvoir des mots pour changer le monde », où « la poésie du quotidien a remis à l’honneur le langage simple, compréhensible ». Les poètes aujourd’hui ne refont pas ce qu’ont fait leurs aînés : « on ne recommence pas, on commence ». L’idée de recueil de poésie a, elle-même, changé : « Le recueil n’est plus comme auparavant et à proprement parler un ensemble de poèmes rangés les uns derrière les autres mais un immense poème ». Il répertorie ainsi plusieurs formes de poésie, parmi elles : poésie de liberté, descriptive, de silence, d’investigation, d’homme parmi les hommes, d’images, de mots.

Ce livre, vous l’aurez deviné, est une mine. Il révèle bien des ficelles du métier de revuiste, de la poésie, il rend compte de son évolution durant ces années. Le ton est toujours juste.

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Carnet d’un petit revuiste de poche, Jacques Morin, Editions Les Carnets du Dessert de Lune

« Le revuiste vit essentiellement en poésie. Le travail de la revue l’accaparant. » Ainsi poursuit Jacques Morin avec ce petit carnet, paru à la suite de J’écris.
L’attention est concentrée ici sur l’activité de revuiste, comme son titre l’indique.
« Le revuiste vit essentiellement en poésie » : lire les livres, des piles de livres, les chroniquer, recevoir des textes inédits, des propositions d’articles, sans cesse, d’un numéro à l’autre, tout ceci permet d’être au quotidien avec la poésie. Et pourtant, si « la revue (est) obsessionnelle » : elle prend toute la place, il n’en reste pas moins que le revuiste « aime lire et parler des autres revues » : faire ainsi connaître la poésie, ce qui s’y passe, il n’y a que dans le partage et le compagnonnage que cela paraît possible. « La revue est un genre ingrat », alors le revuiste « défend un esprit, une façon de voir les choses » et présente ainsi « une vitrine de ce qui se fait en poésie à un moment donné ». Jacques Morin sait très bien de quoi il parle, puisqu’il est revuiste depuis 1973, et notamment depuis 1981 pour la revue Décharge. Dans ce carnet, à glisser dans la poche, il évoque ainsi à sa juste valeur l’art d’être revuiste.

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Des falaises, Mélanie Leblanc, Cheyne Editeur

Pour dire le très grand, les falaises, Mélanie Leblanc a opté pour l’écriture de textes courts, des vers brefs, où ellipses et infinitifs sont de mise. Cela pourrait paraître paradoxal à celui qui ne voit dans la falaise que sa hauteur, mais très vite dans le recueil le côté friable de cette poésie prend tout son sens. À l’instar de ces roches vieilles de quelques milliers d’années au pied desquelles les galets polis par la mer sont les témoins de tant de temps passé à s’émietter. Pourtant, elles sont toujours présentes, hautes, elles résistent. Ces falaises, sans doute celles de la côte normande où est née Mélanie Leblanc, lui sont familières au point qu’il ne s’agit plus seulement ici de les contempler mais de s’identifier à elles et d’y puiser ses racines. Falaises en haut desquelles, on se sent grandi, où l’on peut rester « bouche ouverte / en plein vent ». C’est, en premier lieu, le haut de la falaise qui est évoqué, mais Mélanie Leblanc la creuse ensuite, jusqu’aux vies d’avant. La falaise porte les traces du temps et les fragilités du monde : « il en faut des falaises / pour tenir / face au vent ». Mélanie Leblanc s’y accroche, celles-ci permettent de vaincre, d’affronter les peurs : « comme elles / être forte et voir loin ». Pourtant, elles tombent. Ce phénomène géologique est abordé ici avec sensibilité et toujours relié à soi, devenu falaise : « montagnes de nous / s’écroulent », alors que c’est « de l’éphémère qui dure ». Nous sommes comparés à ces plages de galets : « nos os / viendront s’ajouter / aux os du passé ». Ainsi, bien plus que de contemplation, Mélanie Leblanc puise au cœur de la falaise avec empathie, en retire la grandeur et la fragilité. C’est toute la subtilité de ces petits poèmes. La langue est au plus simple comme pour retirer l’essence même du sujet, nous amener directement à « accueillir / ce qui falaise en nous ». Ainsi nous allons au monde, à leur façon et chacun résiste avec « élan vers le ciel ».

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C’est des poèmes ?, Amandine Marembert avec Rose et Martin, illustrations : Valérie Linder, le farfadet bleu, Cadex éditions

Les mots des enfants sont, dans leur forme la plus spontanée, de la pure poésie. Et cela Amandine Marembert et Valérie Linder ne le savent que trop bien, notant les mots de Rose et de Martin, leurs enfants respectifs, leur étonnement face au monde, face au temps qui passe et aux petites choses de la vie auxquelles les adultes ne pensent plus beaucoup. « Est-ce que je m’appellerai toujours Rose ? ». Les enfants sont au cœur des mots, ils apprennent la langue, la réinventent sans cesse et s’intéressent particulièrement aux lettres qui la composent.

« Il y a toutes les lettres dans l’alphabet ? »
« Quand est-ce que je serai un oiseau ? »
« La mer nage dans les bateaux. »
« C’est aujourd’hui le demain. »
« Tu me réveilles de dormir. »

Des mots se créent, des formulations amusent. Si les mamans ont su collecter ces petites perles de la langue, Amandine Marembert les a organisées en une sorte de dialogue théâtral et Valérie Linder a magnifiquement illustré ce livre aux couleurs de l’alphabet, mêlant le jour et la nuit, le dedans, le dehors, les jeux des enfants. Encore une fois, une belle collaboration entre Amandine Marembert et Valérie Linder. On se souvient avec bonheur du beau livre Les gestes du linge, paru chez Esperluète éditeur.

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Je murmure au lilas (que j’aime), Valérie Canat de Chizy, éditions Henry

Tout commence par un bruit de pluie et celui que font les rêves… Et que faire de ces bruits lorsque la contemplation du paysage pourrait suffire à inventer les sons ? Rien, silence. Donc on murmure, on contemple, on respire les odeurs, on rêve du bruit que le monde fait. On essaye d’imaginer. On pense beaucoup : être dans le silence, pourtant « ce n’est pas le vide » :

« Le silence, c’est voir les pupilles du chat se dilater et comprendre ce qu’il dit sans avoir besoin de parler. »

« Il n’est pas de plus grand silence que celui de la mer. J’écoute les battements du cœur. »

Le silence c’est « écouter l’oiseau intérieur ». Mais c’est aussi une bulle, un cocon dans lequel se réfugier lorsque les sens des mots, d’une conversation échappe à celle qui vit cela comme s’il y avait une paroi entre les voix et le silence. Tristesse et solitude liées à ces difficultés de communication, face à ce « désert de paroles ». Une souffrance, « parce que le monde part en lambeaux autour de moi, je m’épluche de l’intérieur ». Dans ce livre, Valérie Canat de Chizy continue son chemin, sa réflexion autour du silence, de l’isolement qu’il provoque au quotidien.

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Hublots / portholes, John Taylor, peintures de Caroline François-Rubino, l’œil ébloui

Ce livre est un voyage entre soi et le monde, un voyage intérieur et extérieur, d’une langue à l’autre, de l’anglais au français. On navigue entre le pouvoir des mots de John Taylor et la force des peintures de Caroline François-Rubino. L’œil se pose sur le hublot avec cet autre regard sur la mer et le monde. Les textes sont courts comme des instantanés. Une poésie d’image et de pépites. Lecture paisible même si l’ombre de la nuit guette, même si la mer n’est pas calme. Le hublot nous protège de ce qui nous entoure en même temps qu’il donne une vision restreinte du monde. Celui-ci même est si grand, peuplé de falaises et de nuit bleu profond. Derrière le hublot, ce sentiment de se sentir « parallèle à ». Cette fascination pour la nuit et pour le jour qui se lève lorsque tout « devient motif. » Ce livre est une traversée au cœur d’une écriture délicate et épurée.

ce qui est donné

les nuances de bleu
qui muent
le vertical
l’horizontal

l’horizon
avec son fond
de lumière
qui monte
qui descend

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Encore une nuit sans rêve, Christophe Bregaint, Editions Les Carnets du Dessert de Lune

Avec cette poésie, le lecteur se prend la souffrance de plein fouet. Poésie heurtée, parmi des « débris de vie ». Les premiers mots donnent le ton : « un homme / a été / jeté / dehors ». Le livre est ensuite adressé à un pronom. Le lecteur ne saisit pas immédiatement à qui s’adresse ce « tu ». Les vers sont brefs, scandés, l’écriture hachurée, rythme rock, la poésie ténébreuse, hors-circuit. Le lecteur avance, saisi par tant de déchéance, ne sait pas trop à quoi s’en tenir. Pourtant des indices sont donnés : l’anonymat, la non-conformité à la société, ce qui est perdu, la lumière cherchée. Sans cesse le « reste / d’un hier » se confronte avec le « rude / présent ». Le lexique est assez noir mais comprend aussi des éclaircies, celles qui viennent du passé. Puis, petit à petit se dessinent la rue, le naufrage des sans-abris, ces exilés dans leur pays. Tout cela se fait net. Un vrai sujet de société se détache. Avec empathie, Christophe Bregaint prête sa voix aux sans domicile fixe et une parole au plus profond de la souffrance des hommes.

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Datés du jour de ponte, Bernard Bretonnière, Editions Les Carnets du Dessert de Lune

Textes pondus au jour le jour. A lire tantôt comme un journal, tantôt comme un carnet de notes, tantôt comme un recueil de poèmes. Bernard Bretonnière est à la fois critique, drôle et tendre. Les pensées vont et donnent le ton des jours qui se succèdent : jours avec et jours sans. « Hier / envie d’étreindre / le monde tout le monde et chacun […] Aujourd’hui / envie de tirer / sur tout ce qui bouge ». Réflexions du jour, souvenirs d’hier. Un quotidien empli de lectures, de rencontres, mais aussi un quotidien plein de petits bonheurs auprès de ses proches, sa femme, ses enfants, son père (on repense alors au livre Pas un tombeau). Tout est mêlé ainsi dans ce livre. Poésie, choses tendres ou graves et famille. La poésie présente comme la famille, car ne ferait-elle pas partie de la famille ? C’est ainsi que l’on lit Bernard Bretonnière. Ses vers sont pondus sans prétention, les coquilles sont tendres et comportent une pointe d’ironie. Il observe les poètes place Saint-Sulpice et il se moque un peu : « ces poètes de juin / à Saint Sulpice / me font changer de trottoir ». Il apporte une grande affection à d’autres poètes qui lui sont proches et rythment son quotidien : Valérie Rouzeau, Pierre Tilman, Daniel Biga, Guy Bellay, Jean-Pascal Dubost, Lucien Suel. L’art et le goût de Bernard Bretonnière pour les listes et la comptabilité des petites choses improbables est bien présent. Par exemple, ce poème qui commence ainsi : « Mon œuvre compte 5 897 ç - / cécédilles ». Et l’attention portée aux visages, on s’amuse de lire ainsi un poème sur le sourire des poètes Jacques Rebotier, Jean-Damien Chéné, Liliane Atlen et Guy Bellay. Textes à déguster au choix : à la coque, brouillés ou au plat, à moins que vous les préféreriez mollets. Quoiqu’il soit, le menu de chaque jour est un plaisir de lecture.

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Terminus Nord, Nicolas Rouzet, La Porte

Entrer en gare pour un terminus pas comme les autres, pour un retour vers l’enfance. Cela part d’une ville, celle où l’auteur a grandi, une ville où le temps s’est écoulé lentement dans l’impression de l’enfance. Une ville où revenir car il y reste des souvenirs. Ainsi Nicolas Rouzet évoque les jours de fête, l’école, les amis, les voisins. De petits détails en petites anecdotes, il nous entraîne avec ce petit livre au ton plutôt agréable. On y sent un certain bonheur de vivre. On se sent bien à lire ces quelques pages, si bien, qu’on aurait aimé en lire davantage. Mais chaque train a son terminus et il ne s’est arrêté ici que quelques instants en gare, juste le temps de lire ce petit livre.

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Certaines de ces lectures ont été chroniquées à la radio Grand Ciel dans l’émission La route inconnue animée par Christophe Jubien. J’ai la possibilité d’y parler une fois par mois de livres que j’ai aimés. L’émission est un rendez-vous bimensuel d’une heure dédié à la poésie.

  • En janvier : ce peu de soi, Michel Bourçon, la tête à l’envers, À la longue, Françoise Delorme, Editions Tarabuste

Cécile Guivarch


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