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« Cavalcade », ciné-poème de Gaetan Saint-Remy

samedi 9 juillet 2016, par Sabine Huynh

CAVALCADE : POÉSIE EN MARCHE, par Sabine Huynh

Les images de cette magnifique réalisation hybride de vingt-six minutes, portant le titre de Cavalcade, et qu’on peut appeler film-poème ou ciné-poème, ne manqueront pas de vous troubler, voire de vous ravir. Filmées au plus près de la chair et de l’humain, elles pulsent, au rythme de nos battements de cœur et de pouls ; elles désorientent : bouche, lèvres, rétine, ou végétal et délicatesse foliacée ? Épiderme ou croûte terrestre ? Souffle humain ou souffle du volcan, de l’univers ? Ce que l’oreille entend et ce que l’œil perçoit sont repensés dans le film de Gaetan Saint-Remy en tant qu’intrication, interpénétration de mondes vivants et imaginaires qui, avant la cohabitation que permet la poésie, ne peuvent que se percuter et s’affronter.

« Et tout commence » (Vincent Tholomé, voix off dans le film) : Cavalcade, c’est l’apocalypse et la genèse revisitées par un film à la fois contemplatif, organique, radical et subversif sur la poésie, se jouant donc des codes, tout en restant « très écrit », comme l’ont précisé son réalisateur, Gaetan Saint-Remy, et son producteur, Jonas Luyckx, au public conquis, après la projection qui a eu lieu à Bruxelles à l’Espace Senghor en mai dernier (15/05/2016), en clôture de la dixième édition du festival littéraire des éditions Maelström (qui ont publié des livres de Gaetan Saint-Remy et de Vincent Tholomé).

Cavalcade, c’est une poésie en paysages, avec, en voix off donc, le poète Vincent Tholomé, murmurant des extraits de son recueil éponyme (2012, éditions Rodrigol, Montréal / Le clou dans le fer, Reims). Le film montre un homme étrangement coiffé qui traverse à contre-vents des paysages désertiques. Il ne laisse pas de traces de son passage autres que ses prélèvements de matériaux témoignant de la vie qui a été, et dont il se compose un masque fou de visionnaire libre : mâchoire de cheval, crâne de chèvre, varech, laine de mouton... C’est comme marcher le plus lentement possible tout en ayant les pensées profondément agitées par des sensations qu’on ne peut éprouver qu’au sein d’une bourrasque. Que fuit-il et où va-t-il ? Quel idéal le meut ? On ressent beaucoup de mouvement dans ce film, mouvements des éclats de lumière, des eaux, des courants contraires : élans vitaux irrésistibles. Et le poète, enfin libéré de sa condition d’épouvantail immobile, incompris et effrayant – qui « piétine l’espace » –, s’aventure, son souffle ne faisant qu’un avec le vent, dans les paysages que ses pas vont revitaliser, comme un oiseau, un chamane, un être vivant : comme un vrai poète, la dernière étoile dans le ciel humain.

« Non, je ne connais pas l’univers. Non, je ne sais pas ce qu’il y a dedans. Oui, on pourrait le savoir. Oui, on pourrait dire ce qu’il y a dedans. Il suffit de passer la clôture. Il suffit de se répandre » (Tholomé, voix off). Pour qui a lu le livre de Vincent Tholomé, dont Gaetan Saint-Remy s’est nourri pour son film, ces mots évoquent les rêves d’émancipation des animaux en captivité qu’il a mis en scène, et le « dérèglement des sens » loué par Rimbaud, qui entraînera la ruée des animaux au-delà des barrières, leur formidable et désordonnée propulsion dans l’inconnu. Le fait de ne pas savoir exactement ce qu’il y a dans l’univers et ce que l’on y voit – ainsi que ce que ce film montre en images – n’est pas gênant. Ce qui compte, c’est ce qui est perçu et l’émotion que cela suscite en nous. On est conscient de la lumière qui naît, chatoie, répercute, poudroie, s’éteint, et l’on sent cogner en nous les battements du monde.

La cinématographie puissante, extrêmement soignée de Gatean Saint-Remy – et malgré le parti pris d’une caméra immobile et des plans larges conçus en termes de plans fixes, le film n’est que mouvement et furie au cœur des vignettes –, apporte une dimension visuelle forte au souffle post-apocalyptique et révolutionnaire des poèmes de Tholomé, ainsi qu’un nouveau public, forcément, un regard neuf, puisque l’imagination des spectateurs participe à la vitalité des images convulsivement énigmatiques et belles, leur rétine superposant les images vues et les souvenirs vécus.

La musique expérimentale, signée Lê Quah Ninh et Tony di Napoli, tissée de sons recueillis dans la nature, en Belgique et en Islande, et qui rappelle parfois Lou Reed et John Cale (par moments planante, et à d’autres implacable), traduit bien le vertige : des machines dévorées par la rouille, du cratère mangé par la mousse, des tours abandonnées, du circulaire, des tourbillons de l’océan, de la prolifération d’algues, des lunes et des cycles démultipliés – vertige de ce qui se répète à l’infini –, de la violence des barrages et du béton, celle des abattoirs, qui rappellent les camps de concentration. Vertige du métal de partout et de la musique elle-même devenue métallique, qui se transforme en sirène hurlante, présageant les génocides, la fin des oiseaux, et avec elle, celle de l’univers tout entier. « Et aucun d’eux, ne revient en arrière, aucun » (Tholomé, voix off).

Vertige du silence absolu, avant que de discrets pépiements d’oiseaux ne parviennent à y percer des trous de lumière, signifiant que l’espoir n’est pas mort, tant que la poésie est encore en marche, et avec ce ciné-poème palpitant, elle l’est, en cavalcade même.



Né à Bruxelles le 30 mai 1979, GAETAN SAINT-REMY partage ses activités entre le cinéma (comme scénariste et réalisateur), l’écriture (romans, contes, narrations graphiques, poésie), la musique (collectif Elphemerrances et musiques de films), la mise en scène. En 2011, il rejoint également les performeurs internationaux du METAHUB.
En 2003, il crée Sep Stigo Films avec Corentin Adolphy. Depuis, Gaetan Saint-Remy a réalisé plus de 30 films et écrit plusieurs scénarii de courts et longs métrages. Il créé également avec Jonas Luyckx l’asbl White Market en 2011, projets de films expérimentaux, documentaires et de transmissions.
Le premier roman de Gaetan Saint-Remy, Charly Solo, co-écrit avec Mathieu Pierloot, est paru aux éditions MaelstrÖm reEvolution en décembre 2009. Il a remporté le Prix Gros Sel du Public en 2010. Gaetan a également publié chez MaelstrÖm deux booklegs : le recueil de contes Au-delà d’Ici-là en 2009 (coll. « Bruxelles se conte » n°6), la nouvelle Les centrales périphériques en 2011 (coll. Bruxelles se conte n° 18) et le recueil de poésie Les mondes de l’instant en 2014 (compAct #32). Son texte Traque paraît en 2012 dans la revue Bâtarde du collectif « In de keuken ».
Il réalise également des courts et moyens métrages expérimentaux autour de performances poétiques, notamment avec Pierre Guéry, Vincent Tholomé, ...

(source de la bio : site des éditions MaelstrÖm)

Gaetan Saint-Remy nous parle de son film sur Vimeo, avec des images inédites du premier tournage du film. On peut voir un autre extrait sur le site du producteur du film, White Market.

Images © Sep Stigo / White Market.



Cavalcade
ciné-poème, de 26 min., réalisé par Gaetan Saint-Remy / Sep Stigo Films, adapté du livre de Vincent Tholomé, Cavalcade, poème anthropophage (2012, éditions Rodrigol, Montréal / Le clou dans le fer, Reims)
Production : Jonas Luyckx / White Market
Scénario : Vincent Tholomé, Maja Jantar et Gaetan Saint-Remy
Monteur : Thomas Baudour
DOP : Olivier Verdoot
Musique : Lê Quah Ninh et Tony di Napoli
Régisseuse d’extérieurs : Angela Rawlings
Avec le soutien de la SPES Foundation, KissKissBankBank et du Centre du Film sur l’Art (CFA)

Voir le site des éditions MaelstrÖm pour une biographie de Vincent Tholomé.




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